Sa chanson éponyme est devenue un hymne universel gravé dans le marbre, mais « Heroes » n’est pas un album dont les détails sont très connus. À l’image de sa pochette, le jalon central de la trilogie européenne recèle autant d’ombre que de lumière.
C’est durant l’été 1977, aux studios Hansa, que le trio Bowie/Visconti/Eno met en branle le successeur de Low, faisant de « Heroes » le seul album de la trilogie européenne à avoir été intégralement assemblée à Berlin. L’éthique créative qui préside à sa conception est totalement jusqu’au-boutiste. Visconti bricole sa console pour faire tourner la bande en permanence et recueillir un maximum d’idées pour des chansons. Eno passe un coup de fil à son pote Robert Fripp pour l’inviter à participer. L’ancien King Crimson accepte immédiatement, saute dans un avion et boucle ses contributions en trois jours. Enthousiaste et serein, Bowie guide l’escadron Alomar/Murray/Davis avec des consignes minimales. Eno est l’empêcheur de tourner en rond, qui intervient pour nuancer les performances et apporter un contrepoint créatif. La quasi-totalité des compositions sont improvisées en deux prises, les premières étant le plus souvent conservées. Inspiré par la spontanéité d’Iggy durant les sessions de Lust For Life, achevées juste avant celles de « Heroes », Bowie se lance au micro sans textes. Résolu à s’en remettre à sa capacité d’imagination instantanée, il revient à une logique de cut-up en se passant de toute préparation. « Heroes », malgré les guillemets ironiques de son titre, sera pour David une étape décisive. Celle du retour à un équilibre psychique qui guidera durablement le cours de sa carrière et des choix qu’elle impliquera. L’exode européen, sa coloc avec Iggy et son enthousiasme pour le Krautrock semblent réussir à l’ancien zombie de Station To Station. En témoigne l’atmosphère allègre qui règne à Hansa durant l’enregistrement de « Heroes », quand bien même une des fenêtres donne directement sur le Mur. À quelques centaines de mètres, on peut voir un poste de gardes soviétiques qui épient les événements derrière leurs jumelles. Loin de s’en effrayer, les musiciens traiteront cette tension comme un stimulus supplémentaire.
Beauty and the Beast démarre par ce que Bowie a produit de plus rock’n’roll depuis Diamond Dogs. Sur un tempo groovy, les guitares grincent à l’unisson avec les synthétiseurs. Selon Fripp, la version finale est son unique prise, la toute première réalisée à son arrivée à Hansa. Joe the Lion pousse les curseurs encore plus loin avec le son quasiment hard rock du soliste de King Crimson, qui décoche des harmoniques artificielles à tout va et brode des banderilles cubistes pour contre-attaquer les mélodies vocales. Sons of the Silent Age est l’une des deep cuts bowiennes favorites de l’auteur de ces lignes, et la seule composition esquissée avant les sessions à Hansa. Ses refrains mélodramatiques tranchent d’ailleurs avec l’atmosphère austère du reste de l’album, mais la chanson n’en est que plus précieuse. Sa jungle de saxophones et de claviers pourrait tout aussi bien émaner d’un bourgeon de Diamond Dogs que des semailles de Hunky Dory, via la moisson post-moderne de Low. Blackout est un nouveau rythme façon TVC15, dont le texte a trait aux fameuses coupures de courant new-yorkaises de 1977. La composition est sinueuse, asymétrique, truffée de bizarreries. Le falsetto des chœurs, la guitare solo en roue libre passée dans un synthé, le piano métronomique, la basse funky, les interjections théâtrales du chant… Rien de tout cela n’aurait pu s’accorder sur le papier, mais le résultat est aussi dépaysant qu’enthousiasmant.
V-2 Schneider, premier instrumental, amorce la balance vers cette schizophrénie conceptuelle déjà étrennée par Low. Le titre est un hommage à Florian Schneider, tête pensante de Kraftwerk. Sense of Doubt prolonge l’ambiance dans un registre plus sombre et minimaliste, informé par les Stratégies Obliques d’Eno. Ce jeu de cartes, qui a pour but de contourner la facilité durant l’improvisation en studio, aurait intimé à Bowie et Brian de « tout rendre très homogène, tout en accentuant les différences ». De l’eau de roche, absolument. Les consignes ne sont guère plus limpides pour Moss Garden. David pioche une carte qui lui ordonne de « tout détruire ». Celle piochée par Eno invite à « ne rien changer, en préservant une parfaite continuité ». Le rendu final est à coup sûr la composition la plus zen de la discographie de Bowie. Une méditation inspirée par ses visites de temples traditionnels japonais, sur laquelle il improvise au koto, un instrument auquel il ne connaît pourtant rien. Moins exotique mais tout aussi fascinant, Neuköln tire son nom du quartier berlinois alors habité par David et Iggy, et brosse un nouveau panorama de Guerre Froide. Adéquatement décrit par ma copine comme « le son d’un alien qui aurait trouvé un saxophone après la destruction de la Terre », le morceau courtise le jazz de Coltrane via des gammes de musique traditionnelle turque. Une autre influence, pourrait être l’observation de canards s’engueulant à grands cris, mais ça n’est qu’une supposition. En dernière position, The Secret Life of Arabia est paradoxalement la chanson les plus étrange de l’album. Ni abrasive comme les premiers titres, ni ambiante et instrumentale comme les derniers, l’ultime plage de « Heroes » est inclassable. Que ce soit par ses sonorités ou son texte, il s’agit quasiment d’une bande-annonce pour le son arty et ouvert sur la world music de Lodger, deux ans plus tard.
Bien évidemment, il nous faut parler de Heroes, la chanson. La musique provient d’une chute des sessions de Lust For Life. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Iggy avait poliment refusé la progression d’accords que Bowie lui proposait pour Success. L’ex Stooge préfère la simplicité anguleuse du call and response que l’on connaît, et David garde la grille en poche pour son propre album. C’est Eno qui suggère le titre, en référence à Hero de Neu!, mais Bowie pousse la direction musicale vers une autre influence, celle du Velvet Underground. Les palpitations d’accords minimalistes portent ostensiblement le sceau de Waiting for the Man, même si New York est désormais à bonne distance. Lors des sessions, étrangement, les instincts des participants ne sont pas synchrones. Eno et Fripp, persuadés que le morceau est voué à demeurer instrumental, improvisent durant la totalité de la composition. Fripp branche sa guitare dans les synthés et pose du scotch sur le sol du studio pour délimiter les zones de feedback de son ampli et viser les bonnes notes. Gageons que le tracking de ses pistes fut cotonnissime. Bowie termine les voix en trois prises, et Visconti le rejoint pour les harmonies complémentaires. Les amants des paroles seraient, selon la légende, Visconti lui-même et Antonia Maass, dont Bowie aurait surpris un baiser par la fameuse fenêtre donnant sur le mur. Pas mouchard, il gardera secrète l’identité des deux parties jusqu’aux années 2000. En 1977, Visconti était encore marié. Oups.
Le single sera réenregistré en français (hum) et en allemand (logique) pour diversifier la promo, mais la chanson mettra plusieurs années à acquérir sa fameuse notoriété planétaire. Sa sortie initiale fait un bide aux États-Unis et peine à grimper dans le top 20 anglais. À l’inverse de ce qu’il avait fait pour Low, Bowie met le paquet sur la promotion, et lance la tournée Isolar II pour porter son nouvel album sur scène. La stratégie est payante. « Heroes » est entendu. La critique et les fans saluent immédiatement le projet comme l’aboutissement d’une maturité artistique désormais avérée et prête pour la postérité, qui sera rapidement au rendez-vous. « Heroes » sera adapté en symphonie par Philip Glass et cité comme référence par Scott Walker pour son Nite Flights de 1978, dont la chanson-titre sera plus tard reprise par… Bowie, justement. Mais, chut, n’allons pas plus vite que la musique elle-même. Pour l’heure, « Heroes » fait reluire sa vaillance à l’automne 1977 et Bowie, après deux sorties sur une même année, passera la plus grande partie de 1978 sur la route. Affaire à suivre, donc, très littéralement.
Mattias Frances
Véritale album berlinois au coeur de la prétendue trilogie, « Heroes » garde un charme très particulier. Un romantisme rock très sophistiqué surgi au coeur de la ville déchirée (« Beauty and The Beast » ?).
Très belle session photographie par Sukita à la recherche de la pochette à l’élégance froide et hypnotique, une de mes préférées avant de connaitre un sort singulier en 2013 avec The Next Day.
« Heroes »….Quelle chanson….Visconti décompose ce monument en 16 minutes :
Oui, moi non plus, je n’ai pas été convaincu par le traitement « moderniste » de la pochette de The Next Day (un album auquel je n’ai pas adhéré autant que la majorité des fans de Bowie, je dois admettre…).