Mon cœur est une tronçonneuse est un roman protéiforme, entre le thriller, le polar, le roman d’horreur. Un roman macabre et sanglant, délirant et presque drôle qui parle aussi des difficultés d’être une ado d’origine indienne dans une petite communauté dans un coin assez isolé des États-Unis.
Jade habite Proofrock, une bourgade de l’Idaho, située au bord de l’Indian Lake. Une région rude, dans laquelle il n’a pas toujours été facile de vivre, qui a connu son lot de massacres mais qui est suffisamment belle, tranquille et paisible pour que de riches (richissimes, même) américains aient choisi les rives du lac pour implanter une communauté fermée de quelques maisons luxueuses, et y amener leurs bateaux et yachts. Mais voilà, au moment où les maisons sont quasiment achevées, les cadavres commencent à s’empiler à Proofrock. Cause ? Coïncidence ? Hasard malheureux ? On ne sait pas, mais Jade a une petite idée de ce qui se passe. Un serial killer, un tueur psychopathe !
Il faut dire que, depuis toute jeune, Jade est totalement fascinée par les slashers. Elle en a vu, et revu, des dizaines, enfermée dans sa chambre, séparée du reste du monde. Elle les a étudiés, analysés, disséqués et en connaît parfaitement la mécanique. Elle est tellement incollable et passionnée qu’elle rédige systématiquement ses devoirs d’histoire sur le sujet, sans que cela ait aucun rapport avec l’histoire qu’on lui enseigne, mais peu importe, Jade s’en moque, elle fait ce qui lui plaît. Sans compter que ce petit tour littéraire permet à Stephen Graham Jones de nous faire de petites fiches thématiques à la fin de chaque chapitre sur les meilleurs slashers jamais tournés. Leçon de rattrapage pour celles et ceux qui n’auraient pas bien suivi l’histoire du genre depuis les années 1970… Et, donc, on l’aura compris, ces slashers fournissent à Jade la grille qui lui permet de comprendre immédiatement que ce qui se passe sur les rives de l’Indian Lake obéit une certaine logique. Il y a un slasher dans la communauté. Donc, ça va être sanglant, elle le sait, elle est la seule à savoir, il faut qu’elle le dise… Elle le dit, mais ça ne marche pas comme prévu, de qui pro quo en malentendu, le roman avance, Jade essaie de parler, on l’ignore, on la met en prison, elle s’échappe, elle recommence, essaie encore, on l’ignore, etc Et pendant ce temps le tueur continue son œuvre…
Et le roman dérive lentement. Jade s’enlise dans ses tentatives de faire comprendre ce qui se passe et ce qui va se passer. Et Stephen Graham Jones nous enlise avec elle. Et comme ce n’est pas un débutant – c’est même un maître –, on se doute qu’il n’a pas écrit Mon cœur est une tronçonneuse de cette manière par hasard. Nous sommes exactement dans la situation inconfortable de Jade. Nous la suivons dans ses démêlés avec ses parents, son professeur d’histoire, le chef de la police (qui l’aime plutôt bien, mais qui la met tout le temps en prison), … nous la voyons hésiter, douter, se tromper, ne pas abandonner. Certains passages sont étonnamment drôles et décalés. On attend qu’il se passe quelque chose et rien ne se passe. Les cadavres arrivent sans tambour ni trompette, comme si rien n’était plus normal. Personne ne semble s’inquiéter de quoi que ce soit. Étrange. Jusqu’à une fin homérique un 4 juillet, une apothéose sanglante sur le lac, un feu d’artifice de cadavres. Dégueu et magnifique.
Stephen Graham Jones est un maître du roman de genre (d’horreur) mais sans genre très précis… comme le montrent les prix qu’a reçus Mon cœur est une tronçonneuse : un prix qui récompense les romans de suspense et d’horreur psychologique (Shirley Jackson en 2021), un prix qui récompense les romans de fantasy et d’horreur (Bram Stoker en 2021) et meilleur roman d’horreur pour la Locus Science Fiction Foundation en 2022. C’est original, surprenant, compliqué et dense. Pas facile, mais de premier plan. Dommage que les romans de cet écrivain remarquable ne soient pas plus traduits en français !
Alain Marciano