Loin du terrible fracas des bombes de Poutine qui s’abattent sur l’Ukraine, Nicolas Wild a entrepris de pénétrer le cœur de la bête pour ausculter l’état d’esprit des Russes. Un documentaire instructif, à la fois grave et rafraîchissant, pour mesurer le décalage entre un peuple et ses dirigeants.
En juin 2022, alors que les combats font rage en Ukraine, Nicolas Wild débarque à Saint-Pétersbourg. L’accès sur le sol russe est alors interdit aux journalistes, mais l’auteur, en tant qu’artiste et bédéaste, se voit accorder l’autorisation d’y séjourner. Armé de ses seuls pinceaux et carnets de croquis, Wild va pourtant se livrer à un vrai travail journalistique en allant à la rencontre de citoyens russes de tous horizons, pour tenter de recueillir leur opinion concernant la fameuse et non moins terrifiante « opération spéciale » chez leur voisin ukrainien.
« We share the same biology, regardless of ideology
But what might save us, me and you
Is if the Russians love their children too« *
Difficile de ne pas penser au titre de Sting (40 ans déjà !) lorsqu’on observe les vieux réflexes soviétiques d’un Poutine qui, sous sa belliqueuse présidence, a relégué aux oubliettes les accords START, signés en 1991 entre Gorbatchev et Bush père. Alors que la guerre en Ukraine, cette fameuse « opération spéciale », semble ne plus vouloir en finir avec ses atroces crimes de guerre perpétrés inlassablement par le susnommé, tsar sanglant de ce début de millénaire, ceux qui pensent que « les Russes aussi aiment leurs enfants » auront forcément envie de se plonger dans le nouvel album de Nicolas Wild, auteur de talent qui a fait du reportage dessiné sa marque de fabrique.
Atypique dans sa présentation, d’abord par son format à l’italienne qui vient contredire sa densité, l’album ne se lit pas aussi vite qu’on pourrait le croire. Et ce n’est pas le seul trompe-l’œil puisque l’objet est également un faux N&B (il comporte maintes touches de couleur), avec des personnages à l’apparence majoritairement humaine mais quelques autres affublés de têtes d’animaux dont le personnage central, Chat, « la fixeuse aux pattes de velours » représentée en chat (logique, non ?). Peut-être une manière pour Wild, inconsciente ou non, de nous inviter à ne pas se fier aux apparences (lui-même dissimulant un reporter derrière le masque d’artiste), dans ce gigantesque pays où l’on aurait tendance à croire que la propagande poutinienne a colonisé les esprits…
Parce que comme on s’en doute, l’auteur avait besoin d’une « fixeuse », ne pouvant guère se promener librement pour interroger qui bon lui semblait dans un tel contexte, même si Saint-Pétersbourg, son point d’atterrissage en Russie, ressemble plus aujourd’hui à n’importe quelle ville occidentale qu’à la Leningrad de l’ex-URSS. En apparence seulement, bien sûr… et notre frenchie va s’en rendre compte très vite, puisqu’au fil de ses rencontres plus ou moins aléatoires, il constatera que la répression a redoublé à l’encontre des opposants politiques et de tous ceux qui ne rentrent pas dans le rang depuis le début de la guerre. Il y a par exemple Anna, la jeune artiste et activiste LGBT, Elena, « la grand-mère de l’opposition », ancienne professeur d’arts plastiques et devenue célèbre sur les réseaux à force de se faire embarquer au poste, mais aussi Loubna, la « chanteuse patriote », rencontrée par hasard via sa mère dans le train vers Moscou. Consciente d’une certaine mainmise du maître du Kremlin sur les médias, la maman semble pourtant accepter la situation, peu encline à s’exprimer (par peur, déni ou indifférence ?), tandis que Loubna, qui adore chanter du Lara Fabian, veut rejoindre l’armée si elle ne réussit pas dans la musique. Son rêve ultime : acquérir sa datcha « en lisière de forêt »…
Ainsi, Nicolas Wild ira promener ses guêtres autour de la capitale russe, avec une escapade dans la lointaine Bachkirie, notamment dans le petit bourg de Paris (Parij), fondé à l’époque napoléonienne ! Notre globe-trotter va ainsi rencontrer des citoyens russes pour tenter d’ausculter l’état d’esprit ambiant dans ce contexte particulier, avec à la clé quelques anecdotes amusantes ou surprenantes.
Kaboul Disco semble déjà bien loin, le trait est plus affiné, le ton plus grave. C’est clair, les temps ont changé. Nicolas Wild a abandonné les saillies potaches (et ironiques aussi) pour un humour plus dilué, plus en phase avec une réalité qui ne peut guère prêter à rire. Quand l’auteur évoquait l’Afghanistan en 2005, les Talibans avaient été chassés de la capitale même si leur pouvoir de nuisance était resté intact, mais néanmoins il s’agissait bien d’une parenthèse « enchantée » avant leur retour désastreux d’il y a deux ans. D’un point de vue graphique, Wild a également introduit une touche artistique en intégrant des reproductions (en couleur) de peintures (celles d’Elena, la fameuse grand-mère citée plus haut, ainsi qu’un portrait de la poétesse Anna Akhmatova par le peintre ukrainien Natan Altman) voire ses jolies dédicaces évoquant Jean Cocteau ! A la manière d’un Emmanuel Guibert, il insère également des photos et documents divers, produisant ainsi une agréable sensation de variété formelle.
Ce docu instructif se conclut sur le mégalo-projet édifiant de Poutine plombé par le Covid, le « Parc des patriotes ». On n’en dira pas plus, mais cette dernière image nous fait ressortir consternés de cette lecture, à l’image de Nicolas Wild qui se sépare de sa fixeuse comme s’il venait d’avaler à lui tout seul une marmite entière de bœuf Strogonov. Au final, on n’est pas vraiment sûr de ce que pensent les Russes, mais on constate qu’ils n’en pensent pas moins et que surtout, ils ne sont pas si différents de nous, Européens…. Et s’il le fallait, cet ouvrage ne fait que prouver que le docu-BD, plus furtif et donc, d’une certaine manière, plus redoutable pour les puissants, n’a plus grand chose à envier aux traditionnels reportages photographiques, écrits ou audiovisuels.
Laurent Proudhon