Ecouter Lovage après six ans d’attente d’un nouvel album de Timber Timbre s’avère un très grand plaisir, grâce à des mélodies imparables et des atmosphères mélancoliques raffinées. Est-ce néanmoins suffisant ? ça se discute.
Taylor Kirk est (un peu) un problème. Depuis le sommet épique que fut le Hot Dreams de Timber Timbre, et qui menaçait sérieusement de le placer au pinacle du rock « dark », ou plutôt « blême », que certains qualifient de manière simplificatrice de « gothique » – un courant apparemment hétérogène, mais en fait très cohérent, qui relie Johnny Cash à Nick Cave, en passant par certains titres d’Elvis Presley et de Lee Hazelwood, et que des gens comme Tindersticks, Lambchop ont perpétré avec talent -, le folk singer (ha ! ha !) canadien peine à confirmer. Son dernier album, Sincerely, Future Pollution, lui a certes conféré une vraie crédibilité commerciale, mais était loin d’offrir la cohérence émotionnelle et la splendeur de son prédécesseur. Pire, sur scène, la formule ne fonctionnait qu’épisodiquement et n’encourageait pas à poursuivre l’aventure. Et puis six ans se sont écoulé sans avoir grandes nouvelles de notre Canadien alt-folk, jusqu’à ce Lovage, dont la parution a d’ailleurs été retardée de huit mois, et qui a été quand même annoncé par deux singles mélodiquement accrocheurs, Ask The Community et Sugar Land.
Première constatation dès les premières écoutes de Lovage : il n’y a pas de rupture stylistique réelle dans la musique de Timber Timbre (Taylor Kirk pourtant entouré de nouveaux musiciens), on retrouve dans les chansons ce même sentiment de dépression latente, mais indéniablement « romantique », accentuée par la voix de baryton de Taylor. Et on a à nouveau notre content de mélodies magnifiques posées sur des atmosphères fantomatiques, planantes, qui caressent dans le sens du poil notre goût pour un abandon très cinématographique. On pourrait à nouveau se plaindre – mais mollement – qu’une grande partie des titres de Lovage sont d’une telle « évidence », d’une telle facilité – mélodies simplissimes, paroles de plus en plus répétitives (« No I can’t stop eating sugar / No I can’t stop so I won’t stop / Why should I? » – Non, je ne peux pas arrêter de manger du sucre / Non, je ne peux pas arrêter, donc je ne m’arrêterai pas / Pourquoi devrais-je le faire ? sur Sugar Land, le très, très long final de Ask The Community avec ses « Isn’t it nice to feel better? » – N’est-ce pas agréable de se sentir mieux ?, le même procédé répété à la fin du magnifique Stops…) , production terriblement confortable – que Timber Timbre représente désormais une sorte de degré zéro de l’originalité, remplacée par un savoir-faire imparable.
Mais, si l’album dépasse à peine les trente minutes – ce qui nous va bien, puisque cette brièveté nous évite le remplissage de nombreux disques actuels -, on y trouve heureusement quelques déviations bienvenues au canon de Timber Timbre. Mystery Street adopte un style piano-bar presque allègre, accentué par des chœurs féminins « à la Cohen« . Confessions of Dr. Woo est probablement l’une des meilleures imitations du Lou Reed de Perfect Day jamais réalisées, avant de bifurquer a mi-course vers une pièce expérimentale abstraite. 800 Pristine Corpses est sans doute le morceau le plus étonnant de l’album, même s’il confirme les ambitions « Bande Originale de films » de Taylor Kirk : il s’agit d’un pur instrumental, une pièce classique au piano, pas très loin du travail de Yann Tiersen. Et on notera les passages bruitistes à la fin de Sugar Land ou inhérents à la structure de Holy Motors.. Un Holy Motors qui n’est pas un hommage à Leos Carax, mais au poète punk britannique, John Cooper Clarke, et s’avère par ailleurs potentiellement le plus grand titre du disque, avec son piano enfantin et son texte hanté : « For the blacklisted and hated / For the excommunicated / Sworn never to return / But before soon you will learn / You were lost you were home / Now you have a place to roam / I am lost I am found / Evidently chickentown » (A ceux qui figurent sur la liste noire et qui sont détestés / Aux excommuniés / Qui ont juré de ne jamais revenir / Mais d’ici peu, vous l’apprendrez / Vous étiez perdu, vous étiez chez vous / Maintenant vous avez un endroit où errer / Je suis perdu, je suis retrouvé / De toute évidence, Chickentown)…
Lovage ne sera certainement pas l’album de l’année 2023, mais il nous apporte des nouvelles relativement bonnes du talent de Taylor Kirk, tout en garantissant à son auditeur le merveilleux confort d’une sorte de cocon atmosphérique et mélodique à la fois. C’était sans doute le mieux que l’on pouvait espérer.
Eric Debarnot