Ni horrible ni enthousiasmant, ni surprenant ni subtil, Hackney Diamonds est bel et bien un album des Rolling Stones en 2023. Les détracteurs détracteront, les fans célébreront, les billets changeront de mains et les stades du monde entier accueilleront à nouveau l’une des rares énormes machines encore capables de les remplir. Et, bien entendu, on a parfaitement le droit de ne pas trouver tout ça très intéressant.
Si quelqu’un m’avait dit que j’écrirais un jour la chronique d’un nouvel album des Rolling Stones, j’aurais pouffé en balançant l’alcool par-dessus bord, histoire de stopper les conneries. Pourtant, me voici (coucou), en charge du matériau musical le plus thermonucléaire de l’année, le « One Piece » de 2023, selon la formule d’un collègue. Hackney Diamonds est le vingt-quatrième opus studio des Cailloux Roulants, réduits au trio Mick Jagger/ Keith Richards/ Ron Wood par le décès de Charlie Watts en 2021. Autant l’admettre, mon rapport au groupe n’est pas le plus révérencieux. Mes premières écoutes remontent à l’école primaire, quand un coup de cœur pour les Beach Boys augura mon premier marathon sixties. Découvrant 12×5, Out of Our Heads, Aftermath, Their Satanic Majesties Request et autres Between the Buttons, je suis charmé par l’audace de Brian Jones. Sur Beggars Banquet, j’aime le son cru que Richards obtient en passant ses acoustiques dans des magnétophones. Mon favori de la période Mick Taylor est Let It Bleed, suivi de près par Exile. Je commence à m’ennuyer sur Goats Head Soup et je décroche à partir de Black And Blue. Je ne fais pas partie des fans de Some Girls, mais Tattoo You a au moins le mérite de me faire rigoler. Pour la suite, je glane des singles à la volée, souvent en plaisir coupable, comme Undercover of the Night, par exemple. One Hit To The Body est pour moi l’unique point fun de l’horrible Dirty Work et Out of Control me divertit plus que tout le reste de Bridges To Babylon combiné. Plus récemment, j’ai apprécié Doom & Gloom, nouveauté enregistrée pour la méga-compile GRRR! en 2012. Un blues hard qui, sans être riche en peinture noire ou en sucre brun, tirait parti d’un mixage robotique pour moderniser son approche.
Ma perception du mythe stonien mit du temps à décanter. Les sorties de Keith Richards, ainsi que la lecture de son Life, finirent par me rendre antipathique son personnage de pirate éméché. Les Who ? « Roger Daltrey est un poseur et Keith Moon était un batteur désastreux. » Led Zep ? « Page joue bien, mais sa musique est creuse et Bonham est un poseur. » Elton John ? « Gentil comme tout, mais poseur. » Bowie ? « De la pose, de la foutue pose, rien à voir avec de la musique. » Venant d’un flibustier fashionista dont le dernier grand riff remonte à trente ans (si l’on est généreux) et ayant enfin avoué, très récemment, qu’il ne fumait plus, le choix de qualificatif est malvenu… et intéressant. De quoi me faire réévaluer Jagger qui m’agaçait, tel un pantin chorégraphié rêvant de décrocher un Let’s Dance avec chaque disque. Or, le chanteur a toujours assumé son corporatisme d’entertainer, dont l’éthique me semble actuellement plus respectable que la mesquinerie de son confrère à cinq cordes. Le trublion Jagger n’est sans doute pas aussi pénible que le personnage qu’il s’est créé, là où le corbeau Richards se réfugie souvent derrière, je vous le donne en mille : de la pose. Depuis cette prise de conscience, mon rapport aux Stones est indolore. Quand Shine A Light est rediffusé, il m’arrive de ne pas zapper, retenu par le filmage de Scorsese et les apparitions de Buddy Guy et Jack White. Le souvenir le plus ludique que j’associe à Blue And Lonesome est la vidéo avec Kristen Stewart, une jolie pub au montage dynamique. Fin de l’histoire, donc ?
Pas du tout, car les Stones ont mis en boite une fournée de nouvelles chansons, leur première depuis A Bigger Bang, en 2005, il y a… dix-huit ans. Après des ébauches réalisées chez Don Was, Hackney Diamonds est chapeauté par Andrew Watt, jeune producteur méga-bankable dont j’avais déjà dit du mal dans ma chronique du dernier Iggy. Parlons donc du single qui ouvre l’album. Angry est une chanson des Stones, c’est évident. Impossible de passer à côté. Le riff est une version simpliste de Start Me Up, qui avait déjà simplifié le vocable seventies du groupe pour en tirer le stadium rock qui fit leur beurre dans la décennie quatre-vingts. Personnellement, ce nouveau titre aurait tendance à me sortir par les yeux, mais j’ai tout à fait conscience de ne pas en être la cible. Initialement circonspect devant le clip mettant en vedette les pare-chocs de Sydney Sweeney sur ceux d’une décapotable, une discussion avec un collègue réaiguilla mon questionnement. Et si cette actrice à la mode défilant sous les billboards cossus de Los Angeles était une représentation du public visé ? Une population huppée et hédoniste, à même de s’offrir les billets pour garnir les stades de la prochaine tournée mondiale. Plus j’y pense, plus j’y trouve du sens.
Get Close se donne des airs de Can’t You Hear Me Knocking, mais me fait davantage penser à Too Far Gone sur l’album solo de Jagger Goddess in the Doorway. Le refrain aseptisé rappelle que c’est Andrew Watt qui supervise l’affaire, et le solo de saxo débarque comme une gommette eighties au milieu du potage. Depending On You n’est pas dénuée de potentiel, dans la mesure où son épure acoustique devrait générer plus de grâce que le barouf pour stades des premiers titres. Dommage, toutefois, que la production en fasse une plage FM de supermarché. Paradoxalement, si Aerosmith n’ont jamais aimé qu’on les compare aux Stones, les Stones de 2023 sont extrêmement comparables à Aerosmith. Un chanteur bien conservé (chez Tyler, c’est l’excentricité vocale ; chez Jagger, l’athlétisme scénique), un guitariste looké à l’inspiration fluctuante, et le reste du line-up qui n’a d’autre choix que de suivre. Il n’est pas surprenant que plusieurs titres de Hackney Diamonds évoquent Goddess in the Doorway, où Joe Perry faisait partie des musiciens mobilisés. Les gros riffs de Bite My Head Off gonflent les muscles sur une batterie hard rock, loin du swing de Charlie Watts, faisant mesurer le vide laissé par son absence. Paul McCartney passe une tête à la basse et tente un solo que la guitare piétine prestement. La composition est bien mince, mais l’énergie qui s’en dégage est une masterclass de noyade de poisson façon Stooges de tupperware. Jagger joue encore bien les rottweilers de luxe et, comme chez Aerosmith, l’attitude remplace la substance musicale. On aimera ou pas, mais il vaut mieux en avoir conscience.
Whole Wide World offre enfin un riff enthousiasmant, lorgnant vers un boogie crade au potentiel indéniable. Là encore, le refrain est pop et le solo de guitare est convenu, mais les réminiscences nostalgiques du texte permettent de passer l’éponge. Ici, le groupe parait conscient de son âge, dépeignant un état d’esprit qui appartient depuis longtemps à son passé. Au rayon du remplissage, Dreamy Skies est une énième bluette country-blues transparente, dont la production s’évertue à gommer toute la rouille et la boue que pourraient rendre ses guitares slidées. Mess It Up et Live By The Sword sont rehaussées par la frappe inimitable de Watts, qui avait enregistré ses parties avant son décès. La première est le genre de machinerie pop que le groupe aimait à servir dans les années quatre-vingts. Enfin, presque. La ligne de basse est furieusement funky, mais le rendu du refrain, répété ad nauseam sur des guitares cocottées, évoque plus Ed Sheeran que Tattoo You. Sur Live By The Sword, le groupe retrouve un peu de feu. Il y a fort à parier que les fans de Some Girls et Black And Blue ne bouderont pas leur plaisir. Je reste personnellement de marbre, mais je conçois totalement que d’autres puissent y trouver de quoi bouffer. Bill Wyman a été rappelé à la basse et Elton John démontre une fois de plus qu’il est un pianiste redoutable. Ou un horrible poseur, si vous écoutez Keith.
Driving Me Too Hard cite l’intro de Tumbling Dice sans en avoir la qualité. Les couplets ne sont pas déplaisants, mais le pré-refrain ressort les clichés de l’idylle avec une fille qu’on imagine âgée de trente-deux ans maximum. Le souci n’est pas tant dans le choix du sujet (on suppose que Jagger a une réputation à maintenir) que dans le manque de second degré qui en émane. Tell Me Straight, avec Keith au micro, encapsule la réciproque, qui laisse également son lot de doutes. Le texte, touchant, pourrait s’appliquer à un couple ayant traversé les épreuves d’une vie, mais le sempiternel numéro de flibustier marmonnant de Richards semble aussi éculé que celui d’un Jagger octogénaire jouant les Lotharios effarouchés. L’arpège de guitare, plutôt sympathique, n’interdit pas de trouver le temps long après le second couplet. Néanmoins, les arrangements conservent un sens de l’économie qui fait cruellement défaut aux sept minutes de Sweet Sounds of Heaven. Sept minutes de pseudo-gospel surgonflé, où Stevie Wonder pose trois accords aux claviers et où Lady Gaga braille les chœurs, dans la grande tradition stonienne des demoiselles usitées en lance-flammes d’appoint. L’approche pyrotechnique est d’autant plus dommageable que le texte de Jagger fait poindre une conscience de l’âge où la fin se profile. Le moment où l’on doute le moins de la sincérité du propos est aussi celui où l’habillage sonore est le plus ampoulé, comme un grand final de Broadway avec clin d’œil, standing ovation et rappel systématique par le public. Difficile de ne pas être frustré par le potentiel bazardé. L’écoute se clôt sur une reprise de Rollin’ Stone et la boucle est bouclée sur le papier, même si Jagger, à 80 berges, sonne comme un gosse comparé à Muddy Waters qui en avait 36 sur l’originale.
Il est bon de rappeler qu’une critique provient toujours d’un avis subjectif, en l’occurrence le mien, appuyé par plusieurs de nos rédacteurs en amont de cet article. Je me préparais à être enragé par Hackney Diamonds, mais l’album s’avère bien plus anodin que je ne l’aurais escompté. Est-ce réellement une surprise ? En argot londonien, l’expression « Hackney diamonds » se rapporte aux débris de verre laissés par le passage d’un cambrioleur. À un âge où la passion devrait logiquement l’emporter sur l’appât du gain, les Stones livrent un album qui se définit principalement par ce qu’il n’est pas. Malgré les dix-huit ans qui le séparent de son prédécesseur, Hackney Diamonds n’est pas une tournant dans la discographie stonienne. Ce n’est pas un retour aux sources, ni la continuation d’un travail précédemment amorcé. Ce n’est pas une œuvre qui voudrait parler de son époque ou revenir sur une période passée. Ce n’est pas le bilan d’un carrière, ni une épitaphe, d’ailleurs, puisque Jagger affirme que le groupe a déjà finalisé la moitié d’un prochain album. Hackney Diamonds existe principalement comme prolongement de la carrière d’un groupe visant à maintenir son nom en haut des programmes de tournées mondiales. Ça n’est certainement pas un crime, mais la musique s’en ressent trop pour me toucher. Sans même parler du mépris de classe que cela supposerait, l’exercice critique ne consiste pas à expliquer ce qu’il convient ou non de faire. Pour autant, même en refusant de juger les fans qui célébreraient cette nouvelle sortie, je ne conseille l’écoute de Hackney Diamonds qu’aux complétistes les plus ardents. Pour une ration de rock mélodique de qualité, je préfère suggérer Lighthouse de Duff McKagan, également sorti ce jour, et preuve que le hasard fait parfois bien les choses. Faites-vous plaisir, c’est tout ce qui compte.
Mattias Frances