Killers of the Flower Moon, le nouveau Scorsese, peut-être le dernier Scorsese, est l’un de ses tous meilleurs films, grâce à une forme apaisée, d’une intelligence cinématographique éblouissante.
Trois heures et demi de film, c’est beaucoup trop. Pourtant, comme le clame un Scorsese belliqueux, nous sommes désormais tous habitués à passer beaucoup plus de temps avachis dans nos canapés à « bingewatcher » des séries TV dont l’intérêt est souvent plus que discutable. Et de fait, Killers of the Flower Moon se regarde comme le plus passionnant des thrillers, sans que jamais l’ennui ne vienne gâcher la fête (la fatigue, oui, possiblement, mais pas l’ennui…). Car formellement, ce que nous offre le dernier GRAND réalisateur vivant, c’est une sorte de perfection indépassable : un rythme de narration parfait, rapide, fluide (chapeau à Thelma Schoonmaker, l’une des monteuses les plus accomplies qui soit !), des images d’une splendeur totale – sans jamais succomber au piège de la belle photographie (Rodrigo Prieto, le directeur de la photographie mexicain, déjà responsable cette année de l’esthétique de Barbie !), un scénario foisonnant, complexe mais toujours compréhensible (même si le spectateur est prié d’être concentré, étant donné la multitude de personnages et le fait que jamais Scorsese n’explique de manière didactique ce qui se passe (à nous, spectateurs éduqués et intelligents, de travailler…). Et, dieu merci, Scorsese abandonne enfin ces rythmes hystériques qui ont été trop longtemps sa marque de fabrique, excitants – certes – mais jusqu’à la nausée : Killers of the Flower Moon est un film rapide, mais qui, pourtant, prend tout le temps qu’il faut pour effectuer un va-et-vient entre la métaphore épique et l’histoire intime.
Adapté, avec l’aide d’Eric Roth (ex copain de Jim Morrison à l’UCLA, et responsable de scénarios comme ceux de Forest Gump ou du Dune de Villeneuve !) d’un best seller de David Grann racontant la création du FBI à l’occasion d’une enquête sur le territoire indien des Osages, Killers of the Flower Moon se penche sur une série de meurtres perpétrés contre la riche communauté osage (riche du fait du pétrole découvert sur les terres de leur réserve), sans que les autorités locales (blanches, bien entendu) ne s’en offusquent particulièrement. Scorsese se focalise sur le couple formé par Mollie (Lily Gladstone, lumineuse, subtile), une jeune femme indienne dont la famille est particulièrement visée par les criminels, et son mari blanc, Ernest (DiCaprio, constamment dans le surjeu), très amoureux d’elle mais pas très fûté, et littéralement sous l’influence de son oncle, King (De Niro, dans l’un des plus grands rôles de sa pourtant riche carrière), puissant propriétaire terrien faisant la pluie et le beau temps dans toute la région.
On attend du western, mais une fois évacués les premiers plans renvoyant à Il était une fois dans l’Ouest de Leone, on en sera pour nos frais. On espère du mystère derrière une enquête policière difficile, mais on sait rapidement exactement ce qui se passe, qui est qui et qui fait quoi. On imagine de la violence, mais on se retrouve avec, au cœur de l’histoire, une citation assez directe du Soupçons de Hitchcock : hormis quelques coups de feu et une explosion – tout est dans la Bande Annonce -, Killers of the Flower Moon est un film feutré, où la musique de Robbie Robertson est merveilleusement mise en retrait, et sonne plus comme une respiration ou un cœur qui bat que comme une BO classique, un film où l’on murmure plus que l’on ne crie. Bref, Scorsese n’est jamais où on l’attend, comme s’il réinventait à chaque moment son cinéma, en l’évidant, en l’épurant.
Pourtant, derrière les murmures, le propos politique de Scorsese est fort, et clair : en racontant une fois encore comment la loi de la violence conduite par des hommes blancs qui s’arrogent sans complexes tous les droits a forgé l’Amérique et la définit toujours, Scorsese poursuit son travail sur la mémoire de son pays. Le génocide indien, qui est ici une conséquence directe de la montée de la cupidité capitaliste, fait écho au massacre de Tulsa, contemporain de son histoire (on est ici durant les années 20), et à la montée du Ku Klux Klan.
L’ambition formelle de Killers of the Flower Moon, sa modernité beaucoup plus radicale que ce qu’on espérait d’un cinéaste octogénaire qui n’a plus rien à prouver, passe finalement au second plan par rapport à ce que le film a à nous dire : en montrant une fois encore – comme dans ses films sur la mafia, en fait – que c’est dans l’intimité du couple, de la famille, que naissent les pires trahisons, celles qui défont un pays, une société, une civilisation, Scorsese démonte les fameuses « valeurs américaines » en en pointant l’atroce hypocrisie.
Et avant de se refermer comme il s’est ouvert, sur une cérémonie tribale, Scorsese a un véritable coup de génie, qui est aussi un coup de force : sa terrible histoire criminelle est devenue une « crime story » radiophonique, où l’on met en scène, où l’on mime le drame pour en faire un spectacle familial à succès. Et s’il apparaît lui-même à l’écran pour témoigner de sa propre émotion devant les horreurs que son film a montré, il n’est plus dupe de tout ça : même en faisant œuvre de mémoire, le cinéma US reste avant tout un divertissement, une simulation.
Il ne nous reste plus qu’à en pleurer.
Eric Debarnot