Dans La Voix de l’homme, Clément Rossi donne à lire le récit d’un adolescent qui grandit, devient un homme et apprend à détester les femmes. En usant des codes du roman d’apprentissage, l’auteur parvient à saisir avec précision et justesse les mécanismes qui métamorphosent la frustration en haine misogyne.
Camille aurait pu un être un adolescent comme les autres, un peu plus timide peut-être que la plupart des garçons de son âge. Sans son bégaiement qui le hante, sans doute aurait-il eu, lui aussi, des amis et même une petite copine. Mais parce que les mots refusent de sortir de sa bouche, il choisit le silence et devient bientôt la cible des moqueries (on le surnomme « Bernardo », en référence au fidèle serviteur de Zorro). Aux railleries succèdent bientôt les très mauvaises blagues et la cruauté de ceux qui auraient pu être ses camarades. Ainsi, à un âge où le désir commence à se faire ressentir, Camille ne connaît finalement que le rejet et la solitude… Jusqu’à sa rencontre avec trois autres parias, trois autres ados qui, comme lui, sont les souffre-douleur du lycée. Ensemble, ils forment bientôt un clan qui se construit dans la haine de ces femmes qu’ils désirent. Leur colère s’exprime d’abord à travers des dessins ou des récits qu’ils gardent pour eux… Mais en grandissant, Camille et ses amis font la connaissance d’hommes prêts à leur imposer un modèle de virilité aussi rétrograde que dangereux.
L’une des forces du roman de Clément Rossi, outre son écriture très belle et très fluide, c’est le portrait tout en nuances et en ambiguïtés de son narrateur. Happé par le récit de cet adolescent mal dans sa peau, le lecteur éprouve d’abord de l’empathie pour un gamin qui ne demande finalement pas grand-chose : être aimé. Mais à mesure qu’il grandit, Camille développe des mécanismes et des pensées qui gênent, qui mettent mal à l’aise, puis qui rebutent franchement. Pour autant, le personnage n’est jamais monolithique et les émotions que l’on éprouve à son égard se révèlent aussi mouvantes qu’instables. Et c’est cette justesse du portrait qui fait de La Voix de l’homme un roman très réussi.
Clément Rossi parvient parfaitement à rendre compte des errances émotionnelles et intellectuelles d’un jeune homme qui souffre et qui se cherche. La frustration, le ressentiment, la solitude le conduisent dans des voies où il risque en permanence de se perdre, entraîné par des hommes qu’il considère à tort comme des guides ou des modèles.
A l’instar d’un Benjamin Fogel qui, dans son formidable Le Silence selon Manon, nous en avait appris un peu plus sur le mouvement Incel, Clément Rossi dépeint ici des jeunes hommes frustrés, souvent malheureux, et qui pensent pouvoir se construire dans une communauté qui n’a qu’un seul ciment : la haine des femmes. Comme dans le roman de Benjamin Fogel, les personnages de Clément Rossi ne sont jamais simplistes. Ainsi, quand on lit la rencontre de Camille avec ces autres ados mal dans leur peau, on voit d’abord se former sous nos yeux l’un de ces « clubs de ratés », comme on en a déjà rencontré chez Stephen King ou dans la série Strangers Things. Ils se gavent de chips, regardent des DVD, passent des heures devant la console. Ils ne font pas de mal. Mais la solitude affective dont ils souffrent malgré l’amitié qui les rassemble et les modèles virilistes imposés par les films et les vidéos dont ils s’abreuvent vont lentement les transformer et c’est cette métamorphose que Clément Rossi saisit dans ce roman aussi efficace qu’édifiant. Car, finalement, cette voix que Clément Rossi nous donne à entendre est presque à lire comme le témoignage et ou la confession d’un anti-héros, hélas, révélateur de notre époque.
Grégory Seyer