Absolument inclassables, les Irlandais d’ØXN signent avec leur premier album, CYRM, une suite de chansons hantées de toute beauté, reprenant même avec une belle réussite Scott Walker.
C’est sûr, ils n’ont que faire de la tradition et du folklore. Ce ne sont pas des puristes de la cause traditionnelle. Ce ne sont pas non plus de grands révolutionnaires. Non, ils sont à part et immédiatement identifiables. Ils sont un son unique et une vertu rare, la curiosité. Ils sont l’addition de toutes leurs expériences, de leur vécu, de leurs rencontres et de leurs échanges. Ils sont l’opération du multiple. Ils sont le refus du tiède et de la frilosité. Ils ? Oui, mais qui Ils ? Ils pour ces artisans d’une cause folk qui ne regardent pas dans les limites d’une frontière, de son territoire connu.
Ils sont pareils à des navigateurs sans boussole sur des mers et des rivages inconnus. Ils cherchent à tâtons dans l’obscurité. Pour trouver, il faut se délester de toute précaution, accepter de se laisser aller, de se donner tout entier à l’imprudence. Pour tendre vers l’inédit, il faut parfois partir du connu et de l’ancestral. Les Irlandais d’ØXN le maîtrisent à la perfection en allant puiser les contours de son inspiration dans le patrimoine irlandais. Cruel Mother, en ouverture, directement inspiré du chant traditionnel, prend tout de suite la tangente avec son dark folk qui hésite immédiatement avec la martialité de la cold wave et le tribalisme païen. On est loin des sœurs Unthank. Ici, ce qui prime, c’est la collision tranquille entre les éléments. Rien que la pochette semble glisser un indice, celui d’une volonté de retour aux sources dans un minimalisme vibrant. CYRM convoque des temps obscurs, doucereux. Le Folk de ces irlandais ne ressemble à rien de connu.
Ce n’est ni du post-folk ni du trad mais comme un avant-folk, comme un langage oublié que l’on ne parviendrait pas à totalement décoder. Ce serait un langage oublié qui nous viendrait d’un futur qui n’a jamais existé, d’un passé que l’on n’a jamais rêvé. Chaque titre marque de sa présence un mort qui danse, un ancêtre qui hante les recoins, un futur nouveau-né qui n’est pas encore arrivé dans notre monde.
Le disque déroule ses impressions étranges et ne cesse de nous subjuguer avec ce parti pris de ne vouloir jamais distinguer les sphères temporelles, le folk d’ØXN en devient totalement apatride. Pas étonnant de les voir donc reprendre Scott Walker le temps de Farmer In The City avec ces accents à la Marianne Faithfull. Comme l’Américain, ils pourrissent la tradition, la frelatent, y immiscent une grande proportion d’abstraction. Comme lui, ils tissent leur musique d’une forme d’incongruité et de nihilisme. Le folk d’ØXN pourrait être un point de rencontre entre le caractère robotique de Neu, l’envie symphonique de Morricone et la mélancolie spatiale d’un Badalamenti.
Il y a quelque chose du roman gothique dans la musique des irlandais. On y perçoit des paysages tourmentés, pluvieux et venteux. Le bruit du ressac s’infiltre dans chacune de ces chansons. CYRM devrait ravir tous les amateurs des disques de David Tibet et de ses satellites, Current93 en passant par le Nature & Organization de Michael Cashmore pour ce même rapport au Spleen et à l’angoisse. On pense souvent à Coil, à Musick to Play in the Dark Vol. 1 (2000) plus particulièrement. CYRM emprunte des tonalités mineures mais joue avec un nuancier qui va de la ballade tribale au chant piano-voix qui n’est pas sans rappeler une PJ Harvey période White Chalk (2007). C’est un peu comme si Agnes Obel avait lâché la bride de sa folie contenue. On entend aussi un peu dans le martèlement lourd de la rythmique quelque chose qui viendrait du Doom, de Neurosis ou des Swans.
A la fois cérébrale et physique, la musique d’ØXN relève de l’expérience, de la confrontation et des sentiments paroxystiques. Il y a quelque chose de folklorique dans l’univers du groupe par-delà la seule dimension musicale. Les compositions des irlandais renvoient l’auditeur à une dimension chamanique et proposent une révélation inattendue. Dans le reflet du passé se planque notre présent, un présent fantasmé mais un présent plus réel que le nôtre. Le disque ne cesse de nous proposer des visions hallucinées, hantées et angoissées. On marche dans les pas d’une Rebecca qui revient éternellement à son Mandalay en ruines, l’incendie n’est pas encore éteint mais on sent l’odeur de la mort qui nous rappelle combien nous sommes encore vivants.
CYRM affirme l’identité forte d’ØXN, un pied dans le passé et un autre dans l’inconnu. Ne faut-il pas comprendre dans cette démarche une volonté à vouloir ranimer les spectres des temps révolus, à élaborer des œuvres qui se construisent à partir d’une trace en provenance du passé. Ces irlandais seraient alors des archéologues anthologiques qui seraient à la recherche d’un temps perdu. De cette quête un peu vaine, ils sont revenus avec rien moins qu’un chef-d’œuvre.