Après un premier album ensemble en 2021, Jenny Hval et Håvard Volden réactivent Lost Girls pour ce Selvutsletter plus abordable, moins expérimental mais pas moins énigmatique et mystérieux.
Jouer avec les contraires, pratiquer le supplice de la douche écossaise, alterner chaud et froid, caresser avec une lame brulante, unir douceur et chaos, délicatesse et rugosité. Jouer avec les contraires donc, défragmenter les clairs-obscurs comme pour mieux se moquer des gouffres et de ce qui fait peur. Jouer avec les contraires, ressentir comme un frisson de claustrophobie dans un espace infini, se sentir libéré dans l’exiguïté d’un lieu qui n’a rien d’un refuge ni d’un havre de calme. Jouer avec les contraires donc, comme en s’identifiant mieux disparaître en tant qu’individu, ne plus être qu’une suite de contradictions et de soupirs. Jouer avec les contraires donc, unir candeur, innocence et perversion dans un même espace-temps, dans un même climat indécis.
Selvutsletter, le second disque du duo Lost Girls, après l’acclamé Menneskekollektivet en 2021, s’inscrit clairement dans ce jeu des contraires, ce qui le rend de prime abord déroutant. A la première écoute, on ne retient pas grand chose de ces chansons un peu à l’os, un peu paradoxales, pleines d’effets et minimales à la fois. Puis lentement mais sûrement, l’oreille s’accommode et repère des détails non perçus jusqu’ici. Au début, on jurerait entendre une Björk enfin sobre qui aurait oublié de s’écouter chanter mais très vite, on ne sait plus vraiment. Jenny Hval et Håvard Volden se plaisent à brouiller les pistes, malgré le caractère minimaliste des compositions, on est d’abord dérouté par la dimension touffue de l’ensemble. Tout cela relève du trompe-l’œil, du mirage sonore. Puisant aussi bien dans l’Ambient, dans la Pop (en mode New Order), dans un Noise électronique à la manière de Tim Hecker, Selvutsletter est assurément ce genre de disque qui grandit en vous, qui murit et fait son chemin.
Pourtant à la première écoute, rien n’était gagné. Un titre comme With The Other Hand nous laissait un mauvais goût d’anecdotique dans l’arrière-gorge. Il y avait quelque chose d’un peu simpliste dans cette chanson orientée eighties au charme frelaté, mais le poison distillé ici s’infiltre insidieusement, la faute peut-être à la voix expressive de Jenny Hval, tour à tour candide, puis évanescente, ou encore menaçante. Il faudra se méfier de ses perceptions immédiates à l’écoute de Selvutsletter. On dit qu’il est plus accessible que Menneskekollektivet car il nous confond avec ces structures de chansons plus habituelles, mais Selvutsletter est avant tout un album d’humeur et de climat. Moins radical dans sa démarche, le disque endosse pleinement une forme d’austérité plus qu’entendable dans l’épurement de son propos. Ces chansons s’appuient sur une concision qui leur rend justice, bien sûr Selvutsletter connaît quelques passages à vide, en particulier dans ses accents les plus Pop mais quand le couple prolonge les travaux de Nico ou d’Anna von Hausswolff, leur musique nous envoûte pleinement avec ses accents de mysticisme païen. Pour s’en convaincre, il suffira d’écouter le sublime World On Fire.
On tend à intégrer Lost Girls sous l’étiquette Dream Pop mais le projet norvégien n’a pas grand chose à voir avec Beach House ou les oubliables Memoryhouse. Ce que proposent Jenny Hval et Håvard Volden avec Lost Girls a plus à voir avec les productions du label Rune Grammofon, le groupe Supersilent d’Arve Henriksen dans ses moments les plus calmes. L’ombre de Siouxsie Sioux apparaît par moments, celle des Sundays également. La musique des deux est doucereusement inquiétante et ombrageuse.
Lost Girls ne font rien pour se rendre accueillant ou aimable, on est certes dans le domaine de l’onirisme mais ce serait alors un rêve perturbé, un songe dont on souhaiterait s’extraire, pas vraiment un cauchemar mais pas non plus un instant paisible. La dissonance intranquille de Seawhite nous saisit. On croira entendre ici des réminiscences du Sealand d’Orchestral Manoeuvres In The Dark sur Architecture & Morality (1981). Dans son approche, Selvutsletter est finalement bien plus proches des productions du label berlinois ECM, des travaux du contrebassiste Eberhard Weber, The Colours of Chloë (1973) en particulier. Dans ce nomadisme musical, dans le caractère apatride du chant de Jenny Hval, on pourrait tisser un cousinage avec la voix de sa compatriote d’origine samie Mari Boine.
Ce qui est dommage à l’écoute de ce disque, c’est que les deux musiciens hésitent en permanence entre une volonté pop et une démarche plus évaporée, ce qui nuit un peu à l’unité de l’ensemble. Certains passages sont absolument passionnants quand d’autres ne laissent que peu de traces. Sans doute que Lost Girls auraient gagné à ramasser le propos sur un simple EP ou un album plus court. Cela ne nous empêchera de suivre avec intérêt les prochaines productions du duo.
A les suivre dans ce jeu des contraires.
Greg Bod