Lodger est-il l’un des albums les plus sous-estimés de Bowie, ou bien l’un des plus faibles qu’il ait créé au cours des années 70 ? La question divise, mais il est vrai que c’est toujours, près de 45 ans plus tard, l’un des disques mal-aimés de ses « golden years »… Quant à nous, notre opinion est faite !
Je me souviens encore de notre réaction le 27 avril 1979 quand nous achetâmes le nouveau Bowie – le jour de sa parution, comme toujours, la découverte d’une nouvelle œuvre de notre idole absolue ne souffrant d’aucun retard ! -, une réaction horrifiée : « Mais on ne voit que ses pieds sur la pochette ! ». Et puis, après avoir retourné l’objet : « Mais, quelle horreur ! Il est défiguré ! ». Bowie s’était cru malin de ne pas exposer, pour la première fois, sa célébrissime beauté, et de se montrer cette fois comme victime d’un accident (domestique ?). Mais qui sait si le semi-échec commercial de ce treizième album, et, pire encore, la mauvaise réputation qu’il n’a jamais fini de se trimbaler depuis (« le plus faible de la trilogie berlinoise »), ne sont pas directement dus à cette pochette – objectivement très réussie – mais fondamentalement provocatrice par rapport à l’amour porté par les fans du monde entier ?
Lodger a été, depuis, largement, réhabilité par la critique, et, comme la plupart des autres disques de Bowie, remastérisé en 2017, mais rien n’y fait. Tenez, par exemple, ici à Benzine, alors que les rédacteurs se sont battus pour chroniquer les albums précédents, et même pour certains albums-naufrages des années suivantes, personne n’a levé la main pour parler de Lodger. Et pourtant, quand on le réécoute – ce qu’on n’a pas fait, il est vrai, depuis des années, des décennies même -, on est saisi par la qualité des compositions et l’inventivité fantastique du travail des musiciens et de la production. Finalement, Lodger ne s’inscrit pas vraiment dans la lignée de Low et « Heroes » – plus cette fois, de morceaux électroniques et ni d’ambient music – mais préfigure le génial Scary Monsters, dont il n’est pas si différent, ni sur le fond, ni sur la forme. Alors, mauvais timing (il y a tant d’excellents disques comme celui-ci, littéralement tombés au moment « dans l’oreille d’un public sourd » !) ou, peut-être tout simplement, absence d’un titre phare irrésistible, d’un tube incontournable comme le sera Ashes To Ashes sur Scary Monsters ? Sans doute un peu des deux…
Lodger fut enregistré en Suisse (on sait que la trilogie berlinoise n’en est pas une, avec Low enregistré à Hérouville) d’abord pendant une pause de la tournée Isolar II, et ensuite après la fin de celle-ci. Les musiciens sont ceux des albums précédents, auxquels se joint Adrian Belew, qui fait ici un travail prodigieux à la guitare (Robert Fripp l’admirait et lui demandera de faire partie de King Crimson). Eno est aussi de la partie, co-écrivant six des dix titres de l’album, mais surtout « imposant » sa nouvelle marotte des « stratégies obliques » pour forcer une créativité accrue, intégrant le hasard dans le processus (en gros, on tire une carte d’un jeu spécialement conçu et on doit faire ce qui figure sur cette carte !). Et Visconti co-produit. Mais surtout, et paradoxalement bien plus que sur les chefs d’œuvre précédents, Bowie – désormais sobre et ayant repris ses esprits – retrouve une formidable aisance mélodique : et c’est sans doute ce qui surprend le plus, a posteriori sur ce disque mal aimé, combien les chansons sont uniformément excellentes au niveau composition. Ce qui évidemment fournit une base solide aux expérimentations téméraires conduites par Eno : voici l’un des rares disques avant-gardistes qui ne perd pas un instant sa capacité à captiver l’auditeur le moins préparé à un exercice intellectuel, grâce à ses mélodies accrocheuses. Voici un album à la fois ambitieux et accessible !
Les dix titres de Lodger sont répartis sur deux faces bien distinctes en fonction de leurs thèmes : les cinq premiers parlent de voyage, d’exotisme, d’intégration musicale de cultures différentes, sur une première face parfaite, qui fait rêver ; les cinq autres reviennent à la description d’une société occidentale souffrant déjà de cette aliénation capitaliste qui allait encore s’empirer au cours des eighties synthétiques qui allaient suivre, sur une seconde face un poil au-dessous, qui fait danser en grinçant des dents.
« It’s a very modern world / But nobody’s perfect / It’s a moving world » (C’est un monde très moderne / Mais personne n’est parfait / C’est un monde en mouvement) : Fantastic Voyage, introduction généreuse mais prudente au tourbillon sonore qui va suivre, prouve si besoin est combien Bowie comprend et anticipe son époque, et même les décennies qui vont suivre. Le monde se globalise, et lui choisit de regarder, sur cette première face, tout le bien que ce mélange de cultures peut apporter à sa musique : le voyage sera fantastique ou ne sera pas !
Et on part immédiatement dans une Afrique colorée et fantasmatique (African Night Flight), d’une sensualité littéralement habitée, inhabituelle chez Bowie : la musique part dans tous les sens (on sent clairement l’application des « stratégies obliques » d’Eno, et Bowie a rarement sonné aussi « libre »). S’ensuit, sans coup férir, un titre magnifique, passé totalement inaperçu, alors qu’il s’agit peut-être du plus beau de l’album : Move On, assez « classique », ou s’inscrivant tout au moins dans la lignée des chansons de « Heroes », mais transcendé par une mélodie merveilleuse, et par la conviction totale du chant de Bowie. Sur la structure rythmique déjà utilisée pour Fame, Yassassin nous balade du côté d’une Turquie encore une fois irréelle, mais totalement envoûtante… Il faut reconnaître là qu’on est bien au dessus de Fame, justement, et le sentiment de force devient carrément irréel : « We walked proud and lustful / In this resonant world » (Nous avons marché fiers et lubriques / Dans ce monde qui résonne). C’est exactement ça ! Et cette première face impeccable se termine de manière euphorisante sur Red Sails, un dernier voyage vers l’Extrême- Orient, qui dépasse les clichés musicaux grâce à une intervention divine de Belew à la guitare. Merveilleux !
On a plutôt envie de remettre immédiatement cette première face extraordinaire, mais bon, on retourne la galette, et on revient dans notre monde occidental fracturé et artificiel, car Bowie a tout autant de choses à nous dire : DJ est le titre le plus simple, le plus direct de l’album, et c’est sans doute pour cela qu’il fut retenu comme single, en plus de son refrain facile à chanter : « I am a D.J., I am what I play / I’ve got believers / Believing in me » (Je suis DJ, je suis ce que je joue / J’ai des suiveurs/ Ils croient en moi). Mais DJ est en fait d’une ironie amère : celui qui chante n’a plus de boulot, plus de petite amie, il n’a plus que l’illusion de sa célébrité dans le monde de la nuit. Look Back In Anger est devenu un classique de Bowie, qui semble ici regarder sans complaisance en arrière vers ses « personas » précédentes, que ce soit Ziggy ou le Thin White Duke, et qui croone magnifiquement sur une rythmique effrénée. Boys Keep Swinging prolonge de la même manière l’héritage de « Heroes », mais Belew illumine à nouveau la chanson dans un délire absolu de guitare.
Repetition semble a priori dansant, mais Bowie le désarticule avec une nonchalance assez provocatrice par rapport à son sujet – terrible -, les violences conjugales au sein d’un couple usé par la routine : « I guess the bruises won’t show / If she wears long sleeves / But the space in her eyes shows through » (Je suppose que les bleus ne seront pas visibles / Si elle porte des manches longues / Mais le vide dans ses yeux transparaît). Red Money (symétrique de Red Sails, la conclusion de la première face) reprend directement le Sister Midnight composé avec Iggy Pop et Carlos Alomar, mais adopte des consonnances apocalyptiques. Certains ont théorisé sur le fait que Bowie clôt sa « trilogie berlinoise » sur une sorte d’abandon forcé d’une époque déjà promise à l’auto-destruction.
Et si finalement, en dépit de la noirceur qui prévaut sur sa seconde face, la véritable raison de l’incompréhension qu’a rencontré Lodger, cet album pas loin de la perfection, c’était qu’il s’agit du disque de Bowie le plus franchement dans le plaisir, dans le laisser-aller, voire la « déjante » ? Soit une exception magnifique dans la discographie d’un artiste qui a rarement aussi nettement « baissé la garde » ?
Eric Debarnot
Clairement en dessous de Low et « Heroes », Lodger ne manque cependant pas de charme. Le remix de Viconti en 2017 lui redonne de la vigueur. Quelques bonnes chansons évidemment (African Night Flight, Move On, DJ, Look Back in Anger surtout), mais un je ne sais quoi de dilettantisme éparpillé quand les deux autres albums de la prétendue trilogie berlinoise avaient chacun une personnalité et une cohérence bien définies.
Bon Bowie a clairement été en mode détente en très bonne compagnie. Du genre passage fugace en mode carte postale adressé aux fans. Cela donne un album sympa mais mineur dans sa discographie1970. Une respiration agréable avant le magistral Scary Monsters qui coupa le souffle à beaucoup.
J’aurais été d’accord avec toi il y a quelques semaines, avant de réécouter sérieusement cet album. Aujourd’hui, je le trouve fantastique (voyage), plus plaisant en fait que « Heroes » : il a mieux vieilli, à mon goût, parce qu’il ne comporte littéralement aucune chanson faible. Je maintiens que le fait qu’il soit moins respecté que ses deux prédécesseurs vient avant tout qu’il s’agit d’un album fun, presque décontracté. Je crois que, à mon âge, je préfère ça désormais au sérieux qui se dégageait du reste de la trilogie berlinoise.