Auréolé du Prix Femina et du Goncourt des Lycéens 2023, Triste tigre, le témoignage de Neige Sinno sur son enfance faite d’abus sexuels répétés est un impressionnant exercice littéraire, à la fois matériau de réflexion sur la violence et la domination, mais aussi un exutoire cru pour la victime, qui rend compte avec ses mots de ce traumatisme à porter toute une vie.
A la fois autobiographie sur une enfance meurtrie et essai sur comment vivre, pardonner ou être résilient après un traumatisme, Triste Tigre reste une lecture difficile. Par le sujet évidemment – qui nous confronte directement à l’horreur subie autrefois par l’auteur – et par les mots choisis : Neige Sinno constate, explique, détaille, pose le débat, sans fard ni métaphore. Tout y est cru, clair, sans appel.
Neige Sinno, de ses 7 à 14 ans, a subi les viols répétés de son beau-père sans le dire, sans dénoncer, sans que personne ne s’en aperçoive. Avec sa mère, des années plus tard, elle portera plainte contre son agresseur qui purgera une peine de neuf ans de prison. Quelques années de réclusion, un long traumatisme et une vie gâchée, des textes étudiés pour mettre un sens à ce qui est arrivé, et un livre pour en parler, se confier mais aussi interroger et s’interroger : pourquoi un tel acte ? Pourquoi n’en avoir jamais parlé ? Peut-on comprendre ? Pardonner ? En vouloir à ceux qui n’ont rien vu ?
Le procédé de Triste Tigre fonctionne par étapes : l’auteur alterne faits très décrits de ce qu’elle a subi petite, en appuyant les éléments réels par des lectures ou récits évoquant la pédophilie et les abus sexuels sur mineurs – Nabokov, Christine Angot, etc… – qu’elle analyse et confronte à ses propres réflexions. Ce qui donne au final un ouvrage puissant, qui va bien au-delà de la confession des agissements abjects de ce membre de famille recomposée. Malgré l’horreur des actes expliqués dans les moindres détails – et qui donne parfois envie de lâcher le bouquin tellement c’est glauque et difficile à lire – elle ne cherche pas l’empathie ou à adopter un style qui verserait dans un misérabilisme forcément facile où l’émotion emporterait tout. Elle préfère un diagnostic long et éprouvant sur l’acte en lui-même en s’interrogeant à la fois sur ce qui peut se passer dans la tête du bourreau violeur comme dans sa manière d’avoir elle-même supporté cela et d’en avoir parlé bien plus tard. Comment les êtres humains peuvent soit dominer et se laisser porter par leurs plus violents desseins, et pourquoi d’autres subissent en silence ou en font mentalement abstraction pour survivre.
Récit puissant, mais aussi douloureux à lire comme à recevoir, Triste Tigre devient, au fil de sa lecture, un plaidoyer pudique et glaçant à la fois pour que tout le monde se sente concerné par ces violences trop nombreuses, et possiblement amener d’autres victimes à se manifester, porter leur parole et enfin se sentir moins isolées. Un livre finalement très nécessaire, même si, comme le dit Neige Sinno, « je ne suis pas sauvée »…
Jean-François Lahorgue