Pour mourir, le monde, formidable roman d’aventure, vous embarque au XVIIe siècle avec des personnages hors-norme dans des voyages tempétueux sur des caravelles portugaises, au milieu des naufrageurs, à Goa, Salvador de Bahia, Lisbonne. Non ce n’est pas un livre jeunesse : c’est juste un grand roman !
On ne louera jamais assez le travail et le risque pris par les « petites » maisons d’éditions indépendantes et plus particulièrement celles localisées à Bordeaux : L’Arbre Vengeur, Finitudes, Monsieur Toussaint Louverture et Agullo Éditions. Cette dernière nous propose pour cette rentrée littéraire un roman d’aventure (diantre !) : l’excellent Pour mourir le monde de Yan Lespoux.
Éditer un tel ouvrage en ces temps où nous avons dans la dernière liste du Goncourt 2023, une autofiction sur l’inceste, un roman à message écolo-libéral, un écrivain qui raconte une vie d’écrivain, c’est déjà montrer beaucoup de singularité tout en défendant une ambition littéraire alternative.
Pour les plus oublieux, rappelons que Stevenson, Conrad, Loti ou Scott ont longtemps été considérés comme de la littérature jeunesse…et que ce n’est que depuis peu d’années qu’ils ont acquis le statut de « grands écrivains ». Bref on peut être un romancier comme l’est indéniablement Yann Lespoux et ne pas nécessairement décrire, dans une écriture blanche, son statut de transfuge de classe, sa vie de précaire de l’écriture ou la vie des vraies gens et j’en passe (la liste des sujets non romanesques est longue).
Vous l’aurez compris ce livre s’adresse aux nostalgiques de L’ile au trésor et à ceux qui sont prêts à se laisser embarquer (au sens propre et figuré) dans une aventure au XVIIe siècle entre la côte du Médoc (plutôt coté Lac d’Hourtin ou Lacanau), Lisbonne, Goa et Salvador de Bahia. Mais attention et pour rajouter des épices à l’affaire, comme le précise l’auteur dans les remerciements, ce roman part de faits historiques et doit beaucoup à « dom Manuel de Meneses et dom Francisco de Melo d’avoir, il y a plusieurs siècles de cela, couché sur le papier leurs récits de cette tempête qui les a jetés un matin de janvier 1627 sur la côte basque. ».
Qui sont nos héros : Marie est une jeune femme rebelle, elle se cache (je ne vous dirai pas pourquoi) dans une communauté de résiniers pouilleux qui sont accessoirement des naufrageurs et qui survivent au bord du Golfe de Gascogne (pas le plus paisible pour la météo marine). Coté méchant, nous avons son oncle Louis qui tient un cabaret (où il ne fait pas bon se plaindre de la qualité de la piquette servie) et qui tient tout ce petit monde sous sa coupe (et accessoirement sa hache). Nous ajouterons que la description du quotidien de tous ces braves gens dans les dunes, forêts, étangs et marais médocains n’est pas spécialement une bonne publicité pour Lacanau et Hourtin mais on imagine que cela a dû changer depuis.
Pour mourir, le monde s’ouvre en 1627 sur la découverte par Marie d’un naufragé de la caraque Sao Bartolomeu qui contient « huit mille quintaux de poivre, quatre mille de salpêtre, cinq mille de cauris, ces coquillages qui servaient à acheter des esclaves…//…trente mille balles de coton, deux mille de soie, deux milles petites barriques d’encens, deux milles autres de laque, mille de camphre, quatre mille quintaux d’ébène, mille balle de clous de girofle, et mille autre de cannelle, cinq mille quintaux de benjoin » et tout cela en provenance de Goa (avant l’invasion hippie je précise).
Je vous laisse le soin de découvrir le nom du naufragé (un autre héros) mais je peux juste vous dévoiler qu’« il a survécu aux pirates malabars, aux tigres, aux troupes du Grand Moghol, aux meilleurs hommes d’Adil Shahi, au Saint-Office même, à deux trajets de la Carreira da India et à la pire tempête qu’on l’ait vue de mémoire d’homme…. ». On peut lui reconnaitre une envergure certaine.
Comme nous sommes au XVIIe siècle où les armadas hispano-portugaises parcouraient le monde de l’Inde au Brésil, une part de notre intrigue se déplace également à Salvador de Bahia où nous découvrons un autre héros que nous suivrons également pas à pas : Diogo, un orphelin brésilien d’origine juive et son acolyte Ignacio un Indien autochtone. Pour être tout à fait complet, n’oublions pas un « quasi-méchant » en la personne de dom Manuel de Meneses (déjà cité).
Le parti-pris romanesque de Yann Lespoux est de nous ballotter (imaginez-vous dans une caravelle) de chapitre en chapitre entre les différents lieux, époques (de 1616 à 1627) en suivant le quotidien et les péripéties diverses des personnages.
Au-delà de l’intrigue, très bien menée, du roman, il est intéressant de partager la vie de ces sans-grades dont l’empire hispano-portugais usait pour conquérir le monde : chair à canon, main d’œuvre corvéable à merci (et peu chère), population qu’on déplaçait suivant le bon vouloir des puissants. Il nous permet de mieux comprendre la vie effroyable sur ces bateaux qui parcouraient les océans, la violence (et l’inutilité) des combats entre les Anglais, les Hollandais de la Compagnie des Indes, les Portugais et le peu de valeur qu’avait la vie humaine à cette époque…Concevez jute que vous arrivez à Goa à Salvador de Bahia en 1620 sans votre carnet de vaccination à jour….
Yann Lespoux avait déjà publié un recueil de nouvelles Presqu’iles, vendu à plus de 9000 exemplaires nous dit son éditeur, et c’est un proche d’Hervé Le Corre (on saurait avoir plus mauvaise fréquentation). Pour mourir, le monde est à mettre entre toutes les mains : du lecteur des grands romans d’aventure qu’on engloutissait les jours pluvieux, de l’amateur de récit historique, de l’abonné du Chasse-marée, du fan de Master and Commander, du dévoreur de page-turner haletant mais aussi de celle ou celui qui veut s’évader du quotidien en affrontant les tropiques, la mer déchainée et des aventures impitoyables. Vous l’aurez compris, c’est hautement recommandé.
Éric ATTIC