On n’a pas beaucoup ri, comme d’habitude, au concert de Timber Timbre dans un Trabendo bondé et enthousiaste, même si Kirk a plaisanté (une fois…), mais on s’est pris dans les oreilles et dans la tête une nouvelle version sublime de l’enfer sur terre vu par un artiste hors du commun.
Quand nous pénétrons dans le Parc de la Villette par la Porte de Pantin, en cette soirée humide, mais heureusement sans la pluie omniprésente depuis plusieurs semaines, nous sommes immédiatement frappés par la queue interminable qui s’allonge en direction du Trabendo. Tant de monde pour Taylor Kirk et son Timber Timbre ? Nous savions le concert complet, mais quand même… Bien sûr, tous ces gens sont là dans l’espoir de retrouver un fragment d’Oasis au concert de Noel Gallagher au Zénith, un espoir que tout le monde sait pourtant par avance qu’il sera déçu. Nous, qui avons abandonné tout espoir de quelque forme que ce soit, préférons aller entendre la « dark Americana » de Timber Timbre, qui titille et invoque des fantômes autrement plus coriaces…
20h : Une grande jeune femme s’installe derrière le micro, avec autour d’elle un clavier et de multiples instruments plus ou moins artisanaux visant à ajouter des bruits divers à sa musique : elle s’appelle Erin Lang, elle est canadienne, et fait partie de plus ou moins loin de la « galaxie Timber Timbre ». Elle est accompagnée par un saxophoniste/flûtiste, et à deux ils jouent sous le nom de Foundling, qui, si l’on recherche sur le Net, semble pourtant être un groupe plus complet, basé à Berlin. Peu importe, ils vont nous offrir une demi-heure d’une stase musicale que l’on peut juger belle, grâce à la voix remarquable de la dame, ou vaguement ennuyeuse si l’on regrette l’absence de rythme, de structure ou de mélodies notables. Il est possible de qualifier ça de Dream Pop, mais il est permis d’avoir des doutes quant à l’aspect « pop ». Au mieux, cette musique évoquera les moments les plus calmes et les moins inspirés du trip hop des années 90, et au pire un retour à une conception très hippie de la musique comme voyage intérieur. Il est bien possible qu’Erin ait interprété son dernier single, These Days, mais après coup, nous n’en sommes plus certains : est-ce que nous sortons de trente minutes de rêve éveillé ? Nous souhaitons à Erin de rencontrer des compositeurs qui lui permettent de mettre en valeur son chant exceptionnel… ou en tout cas de le présenter dans un format plus accessible.
21h : Nous savons Kirk Taylor particulièrement réfractaire aux photos, ce n’est pas nouveau, et nous nous souvenons qu’il privilégie l’obscurité pour ses concerts, mais la parade qu’il a trouvée sur cette tournée, c’est de braquer sur le public de fortes lumières orange placées derrière lui : il restera, lui, quasiment en permanence soit dans le noir, soit baigné d’un halo rougeâtre, ce qui rend les photos à peu près impossibles.
On nous avait annoncé un format quatuor (rappelons que le vieux complice Simon Trottier ne fait plus partie de l’aventure Timber Timbre), mais on est en format trio ce soir : Kirk est entouré de Mike Dubue, qui est également son producteur, et qui porte un magnifique t-shirt « Music from John Carpenter », aux synthés, et d’Adam Bradley Schreiber, un batteur qui aura l’air de s’amuser comme un fou toute la soirée. Kirk est à la basse, dont il joue de manière non conventionnelle, parfois brutale. Une basse que, par moments, il transforme à l’aide de ses pédales d’effets en pure guitare pour des solos bruitistes et violents.
Le set commence d’ailleurs – après une introduction assez décalée sur le El Condor Pasa de Simon & Garfunkel, par un instrumental abstrait, avant de dérouler pas moins de six titres du nouvel album Lovage. Nous ne voyons donc pas grand-chose, éblouis que nous sommes par les lumières, mais il faut reconnaître que le son est parfait, et il est aisé de lâcher prise, et de se laisser emporter dans le puits de musique sombre qu’ouvre à nous pieds Kirk : car si, sur disque, il y a indiscutablement de la grâce qui illumine les chansons, ce n’est pas du tout l’impression qu’elles dégagent en public. Prenons par exemple Sugar Land, la manière dont elle nous fut jouée la priva de sa mélodie délicieuse, tout en accentuant le désespoir de l’addiction au sucre qui est le thème de la chanson, et en exagérant les breaks bruitistes.
Il faut signaler que, au bout des trois titres rituels, Kirk a indiqué qu’il ne voulait plus aucune photo, même avec des téléphones, et il a commencé à faire systématiquement des doigts d’honneur aux contrevenants. Mieux valait donc s’exécuter ! Le paradoxe est que, hormis cette exigence, Kirk a été charmant, semblant très heureux d’être là, dans ce Trabendo bondé d’un public tout entier acquis à sa cause. Et, par rapport à sa tournée de 2017 après l’album Sincerely Future Pollution (il est vrai moins convaincant, et d’ailleurs il n’en aura joué qu’un seul titre ce soir), il irradie un plaisir évident de jouer… joliment paradoxal par rapport à la noirceur quasi gothique de sa musique.
Pour un morceau, le trio est rejoint par le saxo de Foundling et une guitariste tatouée, mais il est impossible, honnêtement, de dire que ça change quoi que ce soit à la musique, qui, au final, peut être résumée à la voix de Kirk, quel que soit ce qui l’entoure. La fin du set, qui ne durera qu’une heure, touchera au sublime avec les formidables Curtains !?, Hot Dreams – peut-être la plus belle chanson que Kirk ait jamais écrite, et pourtant il y a de la concurrence – et Run from Me, qui se termine en ce qui peut être écouté comme un hommage au Running Scared de Roy Orbison.
Le rappel commencera de manière assez amusante, avec Kirk en solo, armé cette fois d’une guitare, qui improvisera un I’m Coming to Paris to Kill You dont nous réfléchirons quand même avant d’affirmer qu’il s’agit de second degré… En tous cas jusqu’à ce que Kirk affirme malicieusement : « Vous êtes drôles, vous avez plus de sens de l’humour que les Allemands ! »… Do I Have Power, même infiniment moins swing que sa version studio, s’avère une conclusion parfaite : même si son interrogation « Do I have power? Do I have power? / Do I have any power over it? » (Est-ce que j’ai le moindre pouvoir sur ça ?) questionnait à l’origine la masculinité toxique, on peut aussi s’interroger sur le pouvoir qu’il nous reste pour influencer ce qui nous entoure.
Et ce d’autant que, devant l’insistance que nous manifestons pour qu’il ne parle pas ainsi, il reviendra à nouveau à solo, cherchant quoi pouvoir nous jouer, avant de s’arrêter sur We’ll Find Out : interprétée dans une version minimaliste, ne s’agit-il pas du même genre de question existentielle que Kirk soulève ? « Do your actions mention your heart’s intentions? / We’ll find out, we’ll find out / Is your mind mistaken? Is your conscience not at ease? / We’ll find out, we’ll find out » (Est-ce que tes actions reflètent les intentions de ton cœur ? / Nous le découvrirons, nous le découvrirons / Est-ce que ton esprit s’égare ? Ta conscience n’est pas tranquille ? / Nous le découvrirons, nous le découvrirons).
Alors que nous retournons dans la nuit froide, et que résonnent au loin les échos d’un frère Gallagher essayant de persuader son public que les émotions de notre jeunesse ne sont pas mortes, nous, qui sortons de la version Timber Timbre de l’enfer sur terre, savons bien que, non, il n’est rien que nous puissions faire, hormis essayer de vivre avec honnêteté nos vies de damnés.
Texte : Eric Debarnot
Photo : Robert Gil