On avait laissé un Zach Condon en proie aux doutes, un brin maladif et mal en point avec son Gallipoli (2019) qui paradoxalement nous réconciliait avec la musique de l’américain. Avec Hadsel, son sixième album, il retrouve toute la splendeur d’antan avec un je ne sais quoi de renouvellement.
Le doute, cette polyvalence de l’âme et de la conscience, cette angoisse ou stimulante ou paralysante. Le doute, cette remise en question ou cette paralysie de l’esprit, cet état constitutif d’une personnalité ou un simple épisode dans une vie. Le doute donc… Le doute, quoi ! Celui qui empêche et celui qui permet la création. Le doute souvent synonyme d’humilité et de modestie, le doute souvent nécessaire pour se reconstruire, pour grandir et s’édifier un autre soi. On passe tous par ces moments de doute, que l’on soit des anonymes ou des grands créateurs. Le doute, c’est la vie et c’est la mort réunies dans un même élan. Le doute, c’est cette amorce vers un autre soi, vers une nouvelle phase. Le doute est le moteur de ce qui sera essentiel, de ce qui saura se démarquer de ce que nous étions jusqu’ici. Le doute donc…
Le doute, Zach Condon l’a sans doute connu tout au long de sa carrière contrastée. Il faut dire tout de suite que l’éminence grise de Beirut n’a jamais signé de disque honteux, on peut toutefois reconnaître que certains de ses disques évoluaient dans une demi-teinte et ne nous passionnaient pas toujours. Il y avait certes un attachement à cet univers immédiatement identifiable mais une lassitude s’était doucement installée jusqu’à la petite remise en question avec Gallipoli en 2019. On s’était un peu détachés de l’enthousiasme ressenti à l’annonce de sortie de nouvel album du groupe, un je ne sais quoi d’ennui et de prévisibilité nous avait gagné. On venait chercher dans les disques de Beirut ce que l’on savait y trouver, des Pop Songs soyeuses aux arrangements toujours réfléchis et maîtrisés. Il manquait peut-être un semblant de singularité à ces chansons pour en faire des créations d’une autre dimension. Qui écoutera Hadsel de prime abord n’y trouvera pas de grandes différences.
Comme le disent si bien les anglo-saxons, The Devil is in the detail, le diable est dans le détail. Zach Condon révolutionne son rapport à la composition par le détail. C’est peut-être simplement les angles de vue qui changent, la profondeur de champ aussi. Pourtant, on retrouve toujours les mêmes marottes, son obsession pour les sons des balkans, pour l’esprit de fanfare, pour un indie folk volontiers baroque mais car il y a un mais, mais donc, Beirut insuffle à ces douze chansons un complément d’espace, une mélancolie apatride. Hadsel joue avec les spatialisations du son, avec les distances aussi bien émotionnelles que physiques.
Une fois encore, le rôle de l’environnement sur le processus créatif est prouvé. Hadsel tire son nom de cette petite île, loin au nord de la Norvège, au milieu de Vesterålen. Dans les douze titres qui constituent ce nouvel album de Beirut, il n’est question que de rapport à l’espace, de rapport à l’autre. En choisissant de s’isoler comme il l’a fait, Zach Condon renoue avec ce qui a fait les débuts de Beirut, une expérience humaine, personnelle et intime. C’est exactement ce que l’on entend sur ce disque très aérien. La démarche est éminemment contemplative, raisonnée d’où ce sentiment diffus à la première écoute d’une certaine linéarité, d’une trop grande unité. Chacune de ces douze chansons se ressemble et se répond, aucune d’entre elles ne se dégage vraiment. Ce serait presque comme une seule chanson de 47 minutes que nous proposerait Beirut, un jeu avec l’ennui et l’engourdissement des sens comme ces vents froids des pays du Nord qui endorment autant l’esprit que les muscles de celui qui marche.
The Devil is in the detail donc mais ce que le diable a le mieux réussi, c’est de nous faire croire qu’il n’existe pas. Hadsel voudrait nous faire croire que le doute, à la base de sa conception, n’existe plus tant on s’installe confortablement dans ce disque doux et moelleux mais il faudrait être sourd pour ne pas entendre la menace sourde dans les arrières plans, dans le background. Dans les tremblements de la voix de l’américain, on perçoit un je ne sais quoi de chagrin, de crainte. Zach Condon y pose mieux que jamais son expression et réhabilite ce statut d’interprète en envoyant dans une autre dimension ses compositions par la simple incarnation de sa voix.
Comme quoi, le doute est le meilleur des moteurs, des catalyseurs de création quand on sait s’y abandonner, se laisser aller à cette crainte qui ressemble souvent plus à un stimulus qu’à un trou noir.
Hadsel signe un retour en grâce d’un auteur qui nous manquait.