« Trust », de Hernan Diaz : AntiCapital

Prix Pulitzer 2023, Trust, roman brillant de Hernan Diaz décrit, via quatre prismes littéraires, le destin, dans les années 1920, d’un magnat de Wall Street, la vie artistico-mondaine de sa femme dépressive et dévoile les dessous de de la finance en critiquant en creux les mensonges du capitalisme.

Hernan Diaz 2023
© Pascal Perich

La première des quatre parties de Trust s’ouvre avec le roman Obligations d’un certain Harold Vanner. Le lecteur a le sentiment de se plonger dans un inédit d’Henry James voire d’Edith Warton, écrivains qui avaient le chic au sens propre et figuré pour vous décrire la haute société américaine du début du XXème.

Trust - Hernán DiazObligations nous narre l’existence de Benjamin et Helen Rask. Le mari est un riche héritier d’une société de tabac, ce domaine ne l’intéressant pas, il vend l’entreprise familiale pour investir dans la finance : « il se fascina pour les contorsions de l’argent – les façons dont on pouvait le forcer à se recourber sur lui-même et à ingurgiter son propre corps. » et trouva que « La nature isolée, autosuffisante, de la spéculation parlait à son tempérament, c’était une source d’émerveillement et une fin en soi, indépendamment de ce que ses gains représentaient ou lui permettaient. ». Il décrit parfaitement la financiarisation en marche du monde à venir avec les JP Morgan, Deutsch Bank et consorts qui seront aux manettes. Une première spéculation menée en 1893 alors que tout le secteur bancaire américain est en faillite assoit la fortune de Benjamin, il  la consolidera en 1914 alors qu’il investit de manière judicieuse dans les industries d’armement…Passée la première guerre mondiale, Rask crée une maison de courtage et surfe sur l’appétit des américains pour la bourse : « Si avant 1928, rares étaient ceux qui croyaient possible que cinq millions d’actions fussent échangées en une journée à la bourse de New-York, dans la seconde moitié de l’année, ce plafond devint le plancher. En septembre 1929 à la clôture, le Dow Jones atteignit son plus haut historique. », n’ayez crainte notre héros va s’en sortir…car « durant l’été qui avait précédé le krach il avait liquidé ses positions et acheté de l’or. ». Question comportement Benjamin Rask n’est pas sans rappeler « le work-alcoolisme » des futurs héros que nos sociétés glorifieront : Elon Musk, Steve Jobs, j’en passe. Bref le portait de notre héros est, en creux, sacrément à charge.

Sa trajectoire entrepreneuriale quasi autiste ne lui laisse guère le temps d’avoir une vie mondaine à la Gatsby. On arrive quand même à le marier avec Helen, femme au parcours familial très chaotique, qui excellera dans les mondanités et la philanthropie qui va avec dans ce milieu.

Helen se verra rattraper par ses démons familiaux et terminera dans une maison de repos en Suisse où on tente de la soigner de sa dépression. Si on avait commencé avec Henry James on termine cette première partie avec Thomas Mann et la Montagne Magique.

Arrive la deuxième partie sous le titre Ma vie d’Andrew Bevel. Le lecteur comprend que le véritable héros de Trust n’est pas Benjamin Rask mais Andrew Bevel, magnat de la finance new-yorkaise, qui considère s’être fait injustement calomnier dans un romain écrit par Harold Vanner, Obligations. Celui-ci compte bien rétablir la vérité dans cette autobiographie titrée Ma vie avec toute la modestie qui sied à ce genre de personnage : « Dans la mesure où mon passé a toujours coïncidé avec celui de notre nation, j’en suis venu dernièrement à songer que je dois au public de révéler certains des moments décisifs de mon histoire. ». Il en profite aussi pour tenter de rétablir la vérité sur sa femme Mildred, avoir une femme dépressive n’est sans doute pas du meilleur chic, si elle a séjourné en Suisse c’est pour des problèmes de santé mais pas mentaux.

Nous comprenons à la lecture du texte que cette autobiographie reste encore un « work in progress » (puisqu’elle comporte des blancs, des notations) sans doute n’a-telle jamais été publiée ? C’est bien là tout le talent d’Hernan Diaz de tenter de nous perdre dans un labyrinthe borgésien…ce qu’il ne parvient pas à faire puisque le lecteur sagace parvient à renouer les fils entre Obligations et Ma vie et c’est tout à fait stimulant. Très drôle aussi est de lire les autojustifications de Bevel quant à ses « exploits ou forfaits » financiers (à vous de choisir) qui ont fait sa richesse. On croit lire, entendre nos « capitaines d’industrie » qui se gargarisent, dans les media, de leurs faits et gestes et ceci non pas pour l’appât du gain – clament-ils – mais pour le bien de la communauté (regardez à ce propos les divers documentaires sur Carlos Ghosn)…Plus intéressant encore est la description du monde artistico mondain du New-York de ces années-là via le portrait de Mildred.

Si les deux premières parties de Trust sont une description romanesque et autobiographique de la « façade convenue » que souhaite nous offrir un magnat de la finance (non sans révéler certaines failles), la troisième partie écrite par Ida Parmenza en révèle ses arrière-cuisines. Hernan Diaz est un romancier talentueux, à ce titre il nous raconte des histoires captivantes, brossant le portrait et le destin de personnages hors norme.

Ida Parmenza est la fille d’un anarchiste italien qui se retrouve embauchée par Bevel pour écrire sa biographie. Ce carambolage entre Ida et Bevel ouvre évidemment le champ des possibles, permet de dévoiler ce qu’il y a derrière les « vertus du capitalisme » et comment tout ce petit monde s’arrange avec la vérité.

Il est encore très excitant de ne pas s’égarer pas dans ce labyrinthe – merci au talent d’Hernan Diaz – puisqu’on retrouve la « ghost writer » de Ma Vie, des indices sont judicieusement semés tout au long de son récit.

La quatrième partie nous donne à lire le journal (très parcellaire) de Mildred Bevel lors de son séjour en Suisse dans un sanatorium. Il pointe cruellement les différences de discours entre Mildred et son mari, c’est sans aucun doute la partie la plus sombre de Trust comme si Hernan Diaz voulait enfoncer le clou en révélant que derrière la richesse et la soi-disant réussite se cachent des destinées tragiques masquées par des récits mensongers, ce n’est guère une surprise mais l’allégorie est pertinente tant le capitalisme use d’un « storytelling » trompeur.

Je conclurai en reprenant une interview donnée par Hernan Diaz au quotidien Libération en Août 2023 qui répondait à la question « Peut-on voir dans Trust un miroir d’aujourd’hui ? Hernan Diaz :  Ce n’était pas intentionnel. Je l’ai découvert en commençant à étudier cette époque. Il y a un parallèle entre les années 1920 et 2020, zéro intervention, zéro régulation, une croyance fanatique au marché libre, au fait que si les actionnaires se portent bien, la société aussi. ».

Trust n’est pas un pamphlet politique c’est avant tout un grand roman qui se dévore mais c’est aussi un texte qui nous permet d’interroger ce qui nous entoure et qui nous dessille quant aux contre-vérités qu’on essaie de nous faire gober depuis des années. Recommandé.

Éric ATTIC

 Trust
Roman de Hernan Diaz
Traduction Nicolas Richard
Éditions de l’Olivier
400 pages – 23,5€
Date de parution : 18 août 2023