Rupture inattendue dans la saga du Chat du Rabbin, ce douzième tome revient sur une page honteuse et oubliée de l’Histoire de France : La Traversée de la Mer Noire est une lecture indispensable à une époque où il importe plus que jamais de ne pas avoir la mémoire courte…
Un ami me disait récemment en voyant une affiche dans le métro annonçant la sortie du douzième tome du Chat du Rabbin, la saga humoristico-religieuse de Joann Sfar, revenant sur l’histoire de sa famille vivant à Alger : « Mauvais timing ! ». Et si c’était tout l’inverse, et qu’en ces temps où anti-sémites et anti-musulmans s’affrontent un peu partout dans le monde, mais particulièrement en France, il n’y avait rien de plus important que de mettre le doigt sur ce qui nous rend semblables, ce qui nous rapproche, plutôt que ce qui nous divise ? De rappeler que, juifs, musulmans ou chrétiens, nous sommes avant tout victimes de la barbarie de ceux qui nous gouvernent, nous dressent les uns contre les autres, nous divisent, et nous envoient à l’abattoir ? Et quoi de plus important, finalement, que cette image d’un rabbin bienveillant, protégeant le chat que sa fille lui a confié avant qu’il parte à la garde, et qui est assez cultivé pour être capable d’aider dans la détresse extrême du champ de bataille tous les soldats qui l’entourent, quelle que soit leur confession ?
La Traversée de la Mer Noire revient sur un épisode oublié de la Première Guerre Mondiale, qui ne fait pas honneur à notre pays : alors que le gouvernement français avait déjà recruté en masse des africains, noirs, arabes, juifs, pour les envoyer en première ligne sur les champs de bataille de l’Est de la France, à l’armistice, il fut décidé d’envoyer une expédition en Russie pour récupérer l’argent que les Emprunts Russes avait coûté à la France. Et bien sûr de mettre sur nos bateaux appareillant pour la Mer Noire une sélection de « volontaires désignés » recrutés parmi les survivants basanés des tranchées ! Lunaire ! Enfin, ce serait lunaire si tout cette imbécilité n’était pas surtout d’une cruauté insigne, et d’un mépris total vis à vis de ces soldats considérés comme des « sous-hommes » par l’Etat français.
Sfar a eu envie de retracer cette épopée absurde (qui se déroula après que l’Armistice ait été signée, d’ailleurs), et a eu l’idée de l’inclure dans le Chat du Rabbin en faisant de son rabbin -jeune, pour le coup – et du Malka des Lions (accompagné par son lion, d’ailleurs) les héros malgré eux de cette triste histoire. Une triste histoire qui devient d’ailleurs tragique, puisqu’aux scènes éprouvantes de la boucherie que fut « la guerre des tranchées » succède la guerre civile qui faisait rage à Odessa : d’un côté les Russes Blancs qui massacraient tous ceux qu’ils pensaient être communistes, et de l’autre les Rouges qui exécutaient tous ceux qui ne sympathisaient pas avec leur cause. Et, comme le rappelle Sfar, avec un humour qui sent quand même le désespoir, tout ce joli monde massacrait les juifs…
La Traversée de la Mer Noire est un livre rempli à ras bord d’horreurs, ce qui le distingue radicalement du reste de la saga : sa lecture peut s’avérer difficile, tant la description extrêmement graphique de la violence perpétrée au nom des causes politiques – en dépit, ou peut-être à cause de la fantaisie du graphisme de Sfar – s’avère éprouvante. Mais bien sûr, La Traversée de la Mer Noire est aussi un livre très drôle; rempli de situations absurdes qui, pour la plupart, sont inspirées de faits réels, fruits des recherches conduites par Sfar. Et de dialogues hilarants mais pleins de cette perspective humaniste qui a toujours été celle de l’auteur.
Et, cerise sur ce gâteau parfois très acide, Sfar termine son œuvre par quelques planches d’hommage à Hugo Pratt, le maître de ce genre si particulier, si peu pratiqué finalement, du « roman d’aventures » quasi philosophique, qui nous permet de revisiter notre histoire de manière réaliste, tout en accompagnant des héros aussi fantastiques qu’improbables.
Et c’est exceptionnellement beau. Et fort.
Eric Debarnot