Ou le début du moment le moins agréable de la rétrospective : devoir rendre compte des années de vaches maigres bowiennes. Let’s Dance fut un triomphe commercial, et reste un album écoutable, mais marque le moment où Bowie se perd à vouloir épouser l’air du temps des années 1980.
Entre Scary Monsters et Let’s Dance, Bowie a coécrit avec Moroder la chanson Cat People (Putting out fire) pour le remake de La Féline par Paul Schrader. Il participe aussi au tubesque duo avec Queen, Under Pressure. Mais cette période est d’abord celle de Bowie acteur. Pendant les sessions d’enregistrement de Scary Monsters, il est approché pour interpréter John Merrick dans la pièce The Elephant Man de l’autre côté de l’Atlantique. Succès d’estime pour une performance fondée sur le mime et non le maquillage. En dépit de l’effort visible d’investissement, les extraits disponibles ne donnent pas une folle envie de visionnage. Contrairement à ceux de son interprétation de Baal de Bertolt Brecht pour la BBC, adaptation mise en scène par Alan Clarke, le réalisateur de l’Elephant qui inspira celui de Van Sant…
1982 le voit tourner dans deux films qui contribueront autant que Let’s Dance à le mettre médiatiquement au premier plan en 1983. Les Prédateurs tout d’abord, film de vampires marqué par l’influence formelle de Nicolas Roeg et par l’air du temps gothique, au travers de la présence d’un groupe ayant génialement repris Ziggy Stardust (Bauhaus). Le second, c’est Furyo, film du maître de la Nouvelle Vague nipponne Nagisa Oshima, dans lequel Bowie retrouve le scénariste de L’Homme qui venait d’ailleurs (Paul Mayersberg). Un film dont le thème musical, de Ryuchi Sakamoto, chef d’œuvre minimaliste, deviendra le standard que l’on sait. Un film dans lequel Bowie côtoie : 1) la rock star asiatique de la musique électronique (Sakamoto). 2) le type qui n’est pas encore l’acteur/réalisateur qui révolutionnera le yakuza eiga, et qui n’est pour le moment connu qu’au Japon comme un comique-star, mélangeant la dimension transgressive de Coluche et la légèreté humoristique de Patrick Sébastien (Takeshi Kitano). 3) le type que vous n’avez pas reconnu en Einstein dans le dernier Nolan (Tom Conti). Un film qui serait donc culte aujourd’hui même s’il était mauvais (mais non, car c’est un grand film !).
La période est aussi celle du départ de RCA avec lequel Bowie est brouillé, celle de l’attente de la fin de la période où une partie de ses royalties revient encore à son ex-manager Tony Defries, et celle du retrait en Suisse après l’assassinat de John Lennon. A l’automne 1982, il croise Niles Rodgers dans une boite newyorkaise et le courant passe immédiatement. Longtemps avant de connaître une nouvelle notoriété grâce un célèbre duo français en casque de motards, Rodgers avait donné au Disco quelques-uns de ses sommets avec son groupe Chic, et en produisant Sister Sledge et Diana Ross. Il est invité en Suisse aux sessions préparatoires de Let’s Dance, un album qu’il coproduira avec Bowie. Bowie lui laisse les mains libres avec un seul objectif : produire des tubes ! Parmi les musiciens, on trouve le guitariste de Blues Stevie Ray Vaughan et les frères Simms, duo de choristes que l’on croisera chez Gainsbourg (Love on the Beat). Les sessions ont des horaires pros, les seventies sont loin derrière. Rodgers a carte blanche pour retravailler les démos, et notamment celle du morceau-titre qui sonnait au départ… folk.
La direction artistique est à la fois synchrone avec la mode rétro qui envahit la culture populaire des années 1980, et totalement contemporaine. Elle trouve en partie sa source dans la redécouverte par Bowie, durant le tournage de Furyo, d’albums de Blues, Rhythm’n’blues et Soul, qui le marqueront par leur simplicité et leur optimisme. Les éléments contemporains sont la touche rock de SRV et l’approche funk de Niles Rodgers. Les bases d’une signature de production que Rodgers reproduira très vite pour INXS, Madonna et Duran Duran, sont là. Bowie est encore en avance, mais pas pour le meilleur cette fois. On peut surtout considérer que le mélange d’hybridation dansante entre Rock et Funk et d’appels du pied au passé de la musique noire sera réalisé de façon plus incarnée, plus malade et plus géniale un an après par Prince avec son Purple Rain.
L’album est écoutable mais trop clean et superficiel… même lorsque ses textes prétendent brocarder la superficialité des années 1980 ! La batterie du (bon morceau) Modern Love rappelle que Bob Clearmountain, qui participera un an plus tard à un Born in the USA au son bulldozer, est ingénieur du son sur le morceau. Bowie parle du manque de spiritualité de l’époque, mais les cuivres évoquent le clinquant des années 1980. Oui mais… Leos Carax l’utilisera sublimement dans Mauvais Sang sur la mythique scène de la course de Denis Lavant, qui reste l’exemple parfait d’utilisation de l’esthétique MTV pour retrouver l’esprit du Godard des débuts. China Girl est écoutable en dépit de son intro asiatisante pour touristes. Il demeure cependant à des années-lumières de l’original de l’Iguane et de sa noirceur gothique avant l’heure. Il a pourtant valeur d’utilité publique : son succès aidera financièrement un Iggy en pleines années de lose. Et puis c’est le gros tube de l’album, le morceau-titre avec son intro citant Twist and Shout… qui ne s’approche jamais de la tristesse induite par la référence aux Red Shoes d’Andersen.
Without You lorgne vers le Roxy Music de la fin mais ressemble surtout à du mauvais Ferry post-Roxy. Ricochet est assez maladroit dans son mélange de synthétiseurs New Wave et de rythmes Hip Hop. Criminal World reprend un excellent morceau de Metro, en en atténuant le caractère sulfureux des paroles : Bowie renie alors en interview ses seventies bisexuelles décrites comme une simple transition. C’est une reprise acceptable, ne faisant encore une fois pas oublier l’original. Pour des raisons de droits, Cat People (Putting out fire) est réenregistrée pour un résultat en forme de match nul. La nouvelle version a pour elle l’agressivité de la six cordes de SRV. L’ancienne a pour elle l’investissement émotionnel plus grand de Bowie et son ouverture avec Bowie seul sur le synthétiseur. C’est l’ancienne que Tarantino reprendra pour Inglourious Basterds. L’album s’achève dans l’oubliable funk Shake it avec ses chœurs horribles de soul commerciale d’époque.
Le succès de l’album fera entrer Bowie dans le club des mégastars musicales des années 1980 (au côté de Michael Jackson, Madonna, Prince, Bruce Springsteen…). Il va donc ressembler à ce qu’il satirisait par avance dans Fame. Il s’avance désormais sans masques, mais ne le préférait-on pas masqué ? L’album est correct, et ce qui suivra au cours de la décennie sera pire. Bowie ne sera certes pas le seul génie musical des décennies 1960-1970 à connaître une traversée du désert artistique pendant cette période, durant laquelle, à quelques exceptions près (The Cure par exemple), audace artistique et succès de masse auront du mal à marcher main dans la main dans le rock… jusqu’à ce que Cobain ne vienne faire le ménage.
Et il a fallu au début des années 1990 la détermination du journaliste Jérôme Soligny pour me donner envie de jeter une oreille aux rééditions CD Bowie bourrées de Bonus, et me faire découvrir que Bowie avait fait nettement plus intéressant que Let’s Dance.
Ordell Robbie.
David Bowie – Let’s Dance
Label original : EMI
Date de sortie originale : 14 avril 1983
Face A efficace, mais écoutée jusqu’à la trame en dépit d’un dernier titre très superficiel. Et que dire de Shake It sur la face B ? Il s’est pas trop foulé Bowie sur le coup.
Le clip China Girl est une tuerie avec un Bowie au sommet de son charisme.
Devenu une cash machine, il a payé le prix par la suite.
Sinon Ricochet et Criminal World que j’aime bien : le gros son US avec une voix très caressante. Bien joué. Pas mal du tout. Je regrette vraiment la version lourdingue de Cat People alors que celle du film La Féline était largement plus redoutable. Si les musiciens l’avaient reprise de la sorte, cela aurait mis le feu.
Bien d’accord sur Cat People, la « vraie version », plus « moroderienne » est une tuerie !
J’abonde. La version de 1982 est une de mes chansons préférées, quand bien même je considère la décennie seventies comme la période Bowienne la plus dorée.
Criminal World est une chouette reprise, l’album de Metro dont elle est issue est un bijou méconnu.