Sur Lighthouse, sa nouvelle cargaison solo, le plus punk des Guns N’ Roses démontre que la rime entre prétention et ambition est toujours trompeuse, et prouve que sa carrure de troubadour américain est taillée pour durer.
Blond, svelte, tatoué et athlétique, Michael Andrew McKagan, dit « Duff », avoisine la soixantaine avec une photogénie parfaitement enviable. Le bassiste historique de Guns N’ Roses est sans doute le membre le plus respecté d’un groupe dont le moins qu’on puisse dire est qu’il a su déchaîner les passions. Représentant emblématique du Sunset Strip période cuir clouté, spandex et Jack Daniel’s, GNR fut aussi l’un des derniers mastodontes commerciaux du genre avant le raz-de-marée grunge des nineties. Le groupe le plus californien de sa génération, quand bien même aucun des membres n’en étaient originaires. Axl et Izzy arrivèrent en bus depuis leur Indiana natal. Steven Adler est de Cleveland et Slash, archétype du guitar hero US, est en fait… Londonien. Quand à Duff, il est natif de Seattle, pluvieuse capitale du grunge et future terre ennemie, donc. Sauf que non. En dépit d’une mémorable baston avec Krist Novoselic en 1992 (pour laquelle il a d’ailleurs formulé des excuses publiques), Duff a conservé des liens étroits avec la scène de Seattle. Grand pote de Mark Lanegan, il a donné de fameux coups de main à l’ex-Screaming Trees quand ce dernier était dans la dèche. Proche de Jerry Cantrell, il a contribué à relancer Alice In Chains en 2006. On l’a vu bosser avec Mike McCready, Barrett Martin et Mark Arm. Il est l’une des toutes dernières personnes à avoir croisé Kurt Cobain, évadé de détox, dans un avion pour Seattle. Assis ensemble, ils discutent durant le vol. Duff songe à l’inviter chez lui, mais le leader de Nirvana semble pressé. Il trépassera dans les quarante-huit heures, et Duff frôlera lui-même la mort un mois après la rencontre, du fait d’une pancréatite aiguë.
L’histoire des Guns est celle d’un gâchis. Le succès prometteur d’Appetite For Destruction fut dilué aussi sec dans une tambouille de came et de conflits internes. Axl Rose retapera l’appareil en véhicule solo glorifié pour l’arlésienne Chinese Democracy. Moins malicieux que les Dolls, moins dangereux que les Stooges, moins novateurs que Nirvana et moins endurants qu’Aerosmith, c’est pourtant de ces derniers que GNR se rapprochent le plus, avec cette dialectique Stonienne entre frontman outrancier et guitar hero débonnaire. Or, même si le personnage de Slash, avec son haut-de-forme, sa clope et sa Les Paul, a fait de lui un guest iconique, le cv du bassiste n’a rien à lui envier. L’image de Duff est celle du punk de la bande, dont la crédibilité prolo pourrait même survivre à November Rain. Pigiste chez Jane’s Addiction et Hollywood Vampires, art rocker chez Walking Papers, bras droit de Steve Jones dans les Neurotic Outsiders, sbire de luxe pour Iggy et Ozzy, le basseux blond a des potes un peu partout et apprécie les collaborations. De 2001 à 2011, son véhicule perso fut d’ailleurs un groupe baptisé Loaded. À titre personnel, je revisite souvent la parenthèse Velvet Revolver qui, derrière ses refrains radiophoniques, me parait toujours digne de nostalgie. Passé la bluette Fall To Pieces, on s’aperçoit que le riff massue de Slither et la charge Stoogienne de Just Sixteen peinent à s’oxyder, plus de quinze ans après la fin des haricots. Scott Weiland (ancien grungeux lui aussi né chez l’ennemi, à San Jose) avait mis tout son cœur dans l’entreprise, bien décidé à incarner ses fantasmes entre Iggy et Jim Morrison, au point de précipiter la fin du projet par ses excès de zèle. Le frontman du Flingue Velouté décédera d’overdose en décembre 2015, moins de six mois avant que Duff et Slash ne réintègrent leur chargeur fleuri pour une tournée de trois ans.
La navigation en solitaire de Duff a souvent été mouvementée. Pour son premier effort solo, Believe In Me, en 1993, il avait rameuté ses comparses des Guns, plusieurs membres de Skid Row, mais aussi Jeff Beck, Lenny Kravitz et The D.O.C. Son deuxième album, Beautiful Disease, passera complètement à la trappe avec la fusion entre Universal et Polygram, et il faudra attendre 20 ans pour le suivant, Tenderness, produit en 2019 sous l’égide de Shooter Jennings. Le projet inaugurait une escapade country rock de bonne facture, respectable à défaut d’être fascinante. Quatre ans plus tard, Lighthouse est (si l’on compte Beautiful Disease, donc) le quatrième opus solo de Duff. Un millésime que son pote Slash avait lui-même célébré l’an passé sur un album grisâtre intitulé… 4. En termes de pochette et de titre, il était bien difficile de faire moins inspiré. Or, avec Lighthouse, Duff semblait avoir des trucs à nous raconter. Lighthouse. Un titre presque aussi délicat que Tenderness, et mis en pochette via un visuel arty plutôt inattendu, aux antipodes des crânes/démons/anges sexy ornant habituellement les disques de la galaxie GNR (Appetite, Believe In Me, Libertad de Velvet Revolver et les deux premiers Slash sont des exemples parlants). Autant dire que tout cela rendait curieux.
La chanson éponyme s’ouvre sur une acoustique à peine grattouillée par des synthés. Duff, qui n’a jamais été un chanteur hors pair, tire son épingle du jeu dans un registre cabossé à la Johnny Thunders. Sans crier gare, la compo glisse vers un climax d’harmonies vocales mélancoliques. Longfeather n’est pas sans rappeler les plages les plus épurées de Brick By Brick, album d’Iggy Pop où Duff tenait justement la quatre-cordes sur quelques titres. Ce registre de rock rustique droit dans ses bottes lui permet ici de miser habilement sur ses propres forces. Les accords gouailleurs de Holy Water charrient à eux seuls plus de panache que l’entièreté du dernier album des Rolling Stones. I Saw God On Tenth Street débute en chronique urbaine à la Lou Reed, où Duff manie parfaitement son phrasé de vieux punk. L’ébouli des guitares de la deuxième minute est jouissif, enrobé d’une bonne grosse overdrive toute rouillée. La ballade Fallen est prévisible mais son joli refrain n’en est pas moins appréciable. Forgiveness est un mélange de country rock à la Tom Petty et de folk rugueux tel que le pratiquait Lanegan sur Field Songs, auquel Duff avait également contribué. Là encore, le rendu n’est guère innovant, mais l’interprétation est de bon goût. Le palpitant est réemballé par Just Another Shakedown, charge punk rock où les guitares sortent les crocs avec classe. La ballade country revient au menu sur Fallen Ones, dont le texte est plus marquant que la composition musicale. Hope bénéficie des pentatoniques roboratives de Slash et lorgne presque chez Jane’s Addiction, avec un refrain éthéré qui marque instantanément l’oreille, et I Just Don’t Know est interprétée avec le concours de Jerry Cantrell. L’arrangement à base d’acoustique et de cordes est élégant et la prestation vocale de Duff s’accorde bien à un texte touchant. Le mot de la fin est laissé à un mentor, puisqu’Iggy Pop prête sa diction d’outre-tombe à une version parlée du titre éponyme. Lighthouse s’éclipse en fade-out sur sa grille d’accords introductive, bouclant une boucle que nous aurons parcourue sans déplaisir aucun.
Plus varié que Tenderness mais tout aussi soigné dans son écriture, Lighthouse est une belle démonstration de profondeur et de maturité, de la part d’un musicien qui sait qu’embrasser ses propres limites peut permettre de les transcender. À l’heure où l’avenir de Guns N’ Roses en studio est nébuleux, et où Slash et ses Conspirators prolongent déjà le lignage ACDC/Aerosmith des débuts du groupe, Duff trace sa voie vers des horizons moins familiers. Sans nécessairement chercher à bouleverser leur format, les chansons de ce nouvel album confirment que le Gunner punk est parfaitement crédible en troubadour folk rock à fleur de peau. En 2023, à presque soixante ans, il demeure bel et bien l’astre le plus imprévisible du trimuvira qu’il forme avec Axl Rose et Slash. Duff McKagan est visiblement aussi sain de corps que d’esprit. Un tel équilibre est d’autant plus enviable qu’il fut rudement acquis. Respect, donc.
Mattias Frances