Rapport presque exhaustif d’une première sortie à Petit Bain, dont la localisation sur péniche fut une surprise et l’absence de bassin chloré une déception. Fort heureusement, il s’y joua un concert mémorable qui compensa toute frustration natatoire.
J’entrouvre un œil à 5h45, un quart d’heure avant la sonnerie de mon réveil provincial. Une heure plus tard, je suis dans le train. Un peu moins de neuf heures plus tard, je sors du bus en gare de Bercy. Tournant le dos à la Cinémathèque, j’emprunte les marches menant à la passerelle Simone de Beauvoir, direction Petit Bain, établissement encore étranger à ma présence, mais vanté par l’ami Éric comme l’une des meilleures salles de Paris. Surprise, il s’agit d’une péniche, amarrée à côté de la piscine Joséphine Baker. J’imagine que c’est de là que vient son nom. Je suis curieux, car je n’ai jamais vu de concert sur un bateau, et déçu, car ma serviette de bain m’encombre et que mon speedo me rentre dans la raie. Résigné, je m’assois pour ouvrir un livre en attendant mon contact de l’agence de promotion. Mon entrevue avec Jim Jones est programmée à 18h00 et l’entrée n’est pour l’instant autorisée qu’aux artistes et au personnel technique. Un peu avant 16h00, une silhouette s’approche et me fait signe. Un brin surpris, je reconnais Carlton Mounsher. Rasage impeccable, regard d’acier, manteau noir et casquette à la Peaky Blinders, le guitariste dégage un charisme de gangster qui tranche radicalement avec son grand sourire et sa conversation chaleureuse. Il s’enquiert de notre position exacte dans la ville et je confesse que mes notions en la matière sont floues car je ne suis pas parisien. Apprenant que je suis venu pour une interview, il m’invite à entrer, affirmant que Jim sera disposé à échanger avant l’horaire convenu.
En coulisses, je suis reçu par Tom Hodges, saxophoniste baryton de son état, qui m’offre un espresso à la machine et m’explique que les commerces indépendants de Bristol servent le meilleur café d’Angleterre. Affable, il relate les changements de batteur du groupe. « C’est un peu Spinal Tap… Pour l’enregistrement, on avait Chris, qui jouait très détendu en accentuant le fond du temps. Forcément, étant occupé avec The Heavy, il ne pouvait pas assurer la tournée. Aidan, son premier remplaçant, était groovy, bondissant. Et là, avec Eddie, c’est vraiment bam, bam, BAM ! ». Une fois présenté à Jim, ce dernier m’invite à m’asseoir avec lui pendant son repas, afin de pouvoir consacrer le temps nécessaire à mes questions. Pour ma première interview officielle, je n’aurais pu rêver meilleur sujet. La conversation se prolonge jusqu’aux débuts des balances sur scène. Je suis rejoint par mon contact, et le groupe termine le réglages des baffles de retours. Gavin Jay, fidèle bras droit de Jim depuis la Revue, porte le costume aussi élégamment que Troy Van Leuween et fait vrombir sa basse dans une fuzz volcanique. Jim sangle sa Gibson ES et s’adresse à l’équipe de sonorisation. « Autant vous le dire tout de suite pour vous faire gagner du temps… Dès le moment où nous commencerons à jouer, on va monter le son. C’est juste un fait, ce n’est pas une question d’ego. C’est plutôt pour vous y préparer et éviter de vous faire croire que nous contrôlons tout très précisément. » Le groupe fait tourner l’intro de It’s Your Voodoo Working pour s’assurer que le saxophone baryton est bien repiqué par les micros. S’ensuit Evil Eye, où les chœurs sont assurés par Gavin et Carlton, avant un tour de l’introduction du set où le groupe fait preuve d’une précision diabolique. Jim aiguille le batteur, récemment recruté, pour lui indiquer les endroits où le chant a besoin d’espace, et insiste sur l’importance de l’articulation rythmique du piano. L’heure tourne et les deux acolytes de Paddock & Breakfast, qui assurent la première partie, sont arrivés. Le temps d’un double rafraîchissement au bar, il est déjà l’heure des hostilités.
Comme son nom ne le laisse pas supposer, Petit Bain est donc une péniche. Un bar. Une terrasse. Et, surtout, une salle de concerts qui, comme son nom le laisse supposer, n’est pas gigantesque. Ce soir, l’endroit est bien rempli, avec une fosse centrale densément peuplée. La proximité avec le public semble un cadre idéal pour Paddock & Breakfast, dont la configuration en duo guitare/batterie peut maximiser son impact. Le groupe prend la scène et lance la soirée. On découvre un punk rock engageant et engagé, dynamique, concis et jovial. La chanteuse et le batteur rivalisent de rigueur rythmique, donnant leur meilleur pour servir les chansons, dont les mélodies accrocheuses se marient joliment à des tempos qui pétaradent avec ferveur. Les textes alternent entre anglais et français sans perdre en efficacité, et le titre Criminels Climatiques est dédié aux propriétaires de yachts présents dans la foule, que l’on imagine nombreux et contrits. Notons également une reprise d’un groupe australien, The Stems, dont je n’avais pour ma part jamais entendu parler, mais que je m’assurerai d’écouter dans les prochains jours. Le groupe conserve un sourire et un enthousiasme communicatif durant l’entièreté de leur set, avant de quitter la scène sous des applaudissements largement mérités. Une bien belle découverte.
Irréductible, inoxydable, infatigable, les qualificatifs prédécoupés ne manquent pas pour décrire Jim Jones, force de la nature et roi de la jungle psyché-punk britannique depuis ses débuts dans Thee Hypnotics à la fin des années 80. Revenu sur le devant de la scène avec The Jim Jones Revue, il a régulièrement fréquenté les scènes notre hexagone, où le public friand de wattage furibard lui a toujours réservé un accueil réjoui. J’ai pour ma part eu l’occasion de le voir sur scène à deux reprises avec The Righteous Mind dont le rock vaudou et stoogien avait instantanément été cause de trépidations pour mon palpitant. Avec la mise en pause du projet durant la pandémie, Jim a recruté un nouvel équipage pour un excellent album paru cet automne et chroniqué dans ces colonnes par votre humble serviteur. À moins que Sa Majesté Bowie ne revienne d’entre les morts pour une sortie surprise (et encore, il faudrait qu’elle soit très qualitative), Ain’t No Peril est en bonne voie pour être mon chouchou de l’année.
Arrivé au micro, Jim salue le public dont il dit reconnaître la plupart des têtes présentes aux premiers rangs. Le groupe est sur son trente-et-un. Carlton a troqué sa casquette pour un chapeau melon. Au saxophone ténor, Stuart Dace est passé de présence discrète à dandy mystique. En matière de chemise classieuse, la concurrence est si rude qu’on croirait assister à un défilé. Ce petit monde stylé bombarde une intro qui ne l’est pas moins sur un tempo incendiaire, lequel prend une balle en plein front quand s’ouvre la cage du monstre rampant de Cement Mixer, brûlot final du premier album de la Revue. La paire de saxophones épaissit considérablement le mortier blues punk du morceau et Jim hurle comme à son habitude, sans jamais donner l’impression d’un effort quelconque. Il pousse encore davantage sa voix sur When You Me Hurt, reprise de Carl Lewis dynamitée comme James Brown sous perfusion de mercure proto-punk. Le frontman tombe la guitare et saisit les maracas pour Gimme The Grease, tandis que Carlton cisaille les haut-parleurs avec classe. Le guitariste se montre tout aussi vaillant sur Burning Your House Down, où sa Fender Jaguar apporte une touche bluesy et marécageuse au shuffle du morceau.
Le menu entame ensuite un trio de reprises avec Parchman Farm Blues, emprunté à Bukka White. Jim fait siffloter le public et que les saxophonistes montrent l’exemple avec des claps énergiques. Au piano, Eliott Mortimer se dégourdit magistralement les doigts. Le tempo redevient lascif pour une version musclée du Can’t Believe You Wanna Leave de Little Richard, où le phrasé éruptif de Jim fait logiquement des merveilles. Surprise, le groupe dégaine ensuite Run Run Run, sordide chronique urbaine du Velvet Underground. Les duels entre guitares, piano et saxos fusent sans que la chanson ne soit jamais perdue de vue. Le riff de Evil Eye, où les guitares et les saxophones se répondent en grondant, passe l’épreuve du live avec une intensité folle, et Jim livre un tour de force vocal digne de la version studio, pourtant impressionnante. À peine sorti du charbon, il annonce « une chanson de Noël qui parle de Santa, euh, pardon… de Satan » et c’est effectivement Noël en avance pour les fans de The Righteous Mind, avec le beau paquet qu’est Satan’s Got His Heart Set On You. Jim prend la parole durant l’interlude. « Quand on voit ce qui se passe dans le monde, on se dit que c’est une façon de nous conditionner. En arrivant en enfer, on a des chances de trouver ça plutôt sympa… » Durant le dernier refrain laissé en suspens (« Satan’s got a hard-on for y… ») il s’esclaffe. « Quand on fait ça, il y a généralement quelqu’un, souvent une fille, qui fait ‘’Moi, moi, moi !!!’’, mais tout le monde est un peu pareil, hein… Allez ! Qui veut la queue de Satan ? ». J’avais jadis vu The Righteous Mind jouer Helter Skelter. Ce soir, les Fab Four sont représentés avec Everybody’s Got Something To Hide Except Me And My Monkey, du White Album. It’s Your Voodoo Working, reprise de Charles Sheffield et single de Ain’t No Peril, passe comme une lettre à la poste. Son interprétation impeccable permet de se rendre compte que la majorité du nouvel album a probablement été capté en live, tant le groupe est précis, intense et minutieux.
I Want You (Anyway I Can) fait ricocher la basse de Gavin sur un piano volubile, soutenu par la frappe effectivement explosive du nouveau batteur. L’un des passages que j’attendais avec impatience était évidemment Troglodyte, seconde reprise de l’album, qui promettait une sarabande primale d’exception sur les planches. Ça ne rate pas. Le groupe fait bloc autour de l’unique note des couplets et Jim narre la fable salace du texte avec ce qu’elle requiert d’exagération scénique. La mobilisation de la fosse pour le fameux « suckittomesuckittome » des paroles est ponctuée d’un torrent d’électricité où les saxophones surnagent en barrissant. L’atterrissage s’opère en dérapage contrôlé sur Lover’s Prayer, où tous les musiciens dont l’instrument le permet donnent de la voix sur les chœurs. Suivent ensuite deux inusables missiles de la Revue : Rock N Roll Psychosis et The Princess & The Frog, faisant se demander par quelle magie (qu’on imagine très sombre et maléfique) Jim parvient à maintenir sa voix en état de fonctionnement. Il paraît exulter avec chaque hurlement et achève de transformer la fosse en grand-messe électrifiée. Après avoir remercié le public de sa présence, il se tourne vers Carlton, qui lance le riff de Shakedown, classique de Thee Hypnotics dont les saillies de saxophones vont comme un gant à ce nouveau groupe. Débarrassé de sa guitare, Jim se laisse porter par les décibels, quelque part entre Iggy, Nick Cave, James Brown et Lux Interior. Il va sans dire que la salle demande et obtient un rappel, inauguré par une majestueuse reprise de Big Bird, single Stax écrit par Eddie Floyd lors des funérailles d’Otis Redding. La déflagration finale de la soirée sera 512, également issu du premier album de la Revue, décidément prisé par la setlist. L’énergie est si dense, le son si clair, que le « drop me in the middle » repris par la foule doit probablement encore résonner dans la brume parisienne, quelque part entre Bercy et le musée d’Orsay. Petit Bain, à défaut de concrétiser mes grands espoirs de nageur assidu, pourra se targuer d’avoir hébergé un tsunami à taille humaine. Pas mal, pour une péniche.
Texte : Mattias Frances
Photos : Robert Gil