Harp – Albion : les limons fertiles de Tim Smith, ex-Midlake

Tim Smith, l’ancien leader de Midlake, sort de son silence avec Harp, son nouveau projet. Par sa beauté et son instantanéité, Albion est peut-être bien tout simplement le disque Pop de l’année 2023.

©David Zung

Il n’existe rien de plus difficile que de se renouveler sans jamais se dénaturer ou se renier. Alors quand vous ajoutez un sens aigu de la recherche et de l’accomplissement. Quand vous y joignez une volonté de perfection jusque dans le plus petit détail, si vous considérez que même l’insignifiant fait sens, qu’il peut être une scorie quand il n’est pas maîtrisé, un parasite quand il n’est pas effacé. Certains se sont perdus dans cette quête, certains n’en sont même jamais revenus. Ils sont rares ceux qui, après une longue absence, ont su briller de mille feux et de mille feux encore plus rayonnants.

Tim Smith, on le sait, revient de loin, de très loin, d’un territoire d’entre les morts, d’un territoire d’à côté des vivants. Lui qui avait quitté son groupe, Midlake, au sommet d’une gloire méritée alors que les musiciens de Denton étaient au travail sur leur cinquième album, Seven Long Suns parce que le chanteur ne parvenait pas  à mener les compositions en cours vers les images qu’il avait en tête. Ses anciens collègues décident de maintenir le navire Midlake en vie et retombent sur leurs pieds moins d’un an plus tard avec le très beau Antiphon avant un long silence de neuf ans et For the Sake of Bethel Woods. On peut le dire ici, avant leur sortie de 2022, on n’espérait plus grand chose des possibles productions de la galaxie Midlake et associés, hormis la participation de Tim Smith au projet Lost Horizon (2018). A l’écoute de ce fabuleux Albion, on se rend compte très vite que l’attente fût certes longue mais qu’elle a accouché d’un grand disque, un disque de reconstruction, de réhabilitation. Un disque plus sombre que les disques de Midlake avec Tim Smith.

Ceux qui chercheront dans ce disque de Harp, Albion une référence à The Harp Of New Albion , cet album de Terry Riley de 1986, s’y casseront les dents. Le clin d’œil n’est sûrement pas fortuit de la part de Tim Smith mais les inspirations de Harp vont chercher ailleurs, du côté des Eighties, celles des Cocteau Twins, des Cure période Faith, des Smiths. Pour autant, n’imaginez pas ici des synthétiseurs, grands ordonnateurs des alchimies sonores. On retrouve à peu de choses près tout ce qui faisait le charme des compositions des premiers Midlake. Profitons pour rappeler que Tim Smith était le principal auteur des chansons du groupe, leur parolier aussi.

Accompagné sur Albion de sa compagne Kathi Zung, Tim Smith déploie sa voix sublime, parmi les plus belles de la Pop Contemporaine. Dès la première écoute, on est comme saisi d’un frisson. Entrer dans Albion, c’est un peu comme des retrouvailles avec un vieil ami perdu de vue, son visage s’est un peu ridé, les cheveux ont un peu blanchi, la silhouette s’est un peu étoffée. C’est quand un ami revient que l’on se rend compte de combien il avait pu nous manquer. Tout d’abord, le regard doit savoir s’accommoder à ces imperceptibles changements, l’oreille doit à nouveau comprendre cette voix et ses intonations. Au début, on cherche ici les points communs, les habitudes employées chez Midlake. Bien sûr, on reconnaît le jeu de guitare de Smith fortement influencé par des groupes comme Pentangle ou Fairport Convention mais très vite, on saisit que l’ancien Midlake ne souhaite pas faire du neuf avec du vieux. Le point de vue a changé face à sa dernière participation avec son groupe originel le temps de The Courage of Others en 2010. Albion est encore une fois constituée de complaintes comme hors d’âge entre le geste d’un trouvère et celui d’un songwriter folk.  Les arrangements y sont majestueux et capiteux. Les paroles sont d’une grande profondeur évoquant aussi bien la mort d’un amour, la renaissance à la vie. Elles racontent le silence contre lequel on se bat quand on est un musicien. Elles racontent sans fard et sans cruauté  ces projets qui ne se déploient pas, ces pluies que l’on espère guérisseuses, cette semence qui, peut-être un jour, germera.

Et puis il n’y a peut-être que Tim Smith à pouvoir citer le poète pré-romantique anglais William Blake dans le magnifique Daughters Of Albion. Car de tous les disques que l’américain a jusqu’ici composés, Albion est sans aucun doute le plus anglais de ses albums, le plus insulaire aussi. Ce que semble vouloir dépeindre Harp, ce sont des paysages crépusculaires, souvent brumeux, des climats étranges et bien difficiles à dater dans le temps et l’espace. C’est un peu comme si l’on naviguait à vue entre des sphères temporelles qui s’interpénétraient parfois. L’instrumental The Pleasant Grey qui ouvre Albion fouille les mêmes chemins que ceux qu’empruntait Robert Smith en 1981 avec Faith. Mais sur ce disque aussi accueillant qu’il peut être déroutant, on peut aussi s’égarer dans les ruines du château d’Herstmonceux dans l’East Sussex. Et puis, ce qui est, ici, surprenant, c’est cette manière qu’a Tim Smith d’exotiser un contexte géographique, de faire de lieux que l’on croit connaître des espaces nouveaux et étranges. En effet, l’américain porte un regard extérieur sur la vieille Europe et l’ancienne Albion. C’est sans doute de là que vient ce mouvement perpétuel de va-et-vient entre l’intime et le grand espace. Il suffit d’écouter la suite sublime Country Cathedral Drive et Shining Spires pour saisir toute la richesse de ce disque.

Il sera bien difficile de ne pas se laisser happer par le lyrisme hanté de Tim Smith et de sa voix qui fait constamment des merveilles, nous laissant là saisis par la surprise et l’émotion, ravis comme on peut l’être dans un état d’extase.

 

Let the fields call out dawn no longer black
Valiant and true are the sons
But brighter the daughters of Albion
Let the rushing waters bright and gold be glad
Swallowed by the mountains struck by a favored hand
Everything goes on as it was, like it’s always been

Extrait de Country Cathedral Drive

Tim Smith sublime les influences qui ont nourri Albion, on saisit bien ici et là les références à Johnny Marr, à Robin Guthrie et Simon Raymonde là. On peut supposer que sa participation au projet Lost Horizons, nouvelle émanation de Simon Raymonde et Richie Thomas est venue enrichir la genèse d’Albion. Tim Smith participait à Ojala avec She Led Me Away. Une ballade de prime abord inoffensive, pour ne pas dire anecdotique, mais qui lentement fait son œuvre et vous saisit pour ne plus vous lâcher, à l’image de ces vieilles mélodies désuètes des années 70, celles de Mickey Newbury, de Michel Legrand. Peu-être une des plus belles chansons de ce disque de 2018.

Avec Harp, Tim Smith se renouvèle sans jamais se dénaturer ni se renier. Peut-être simplement accepte-t-il de se laisser vieillir, de nous laisser le voir vieillir et les chansons précieuses de l’américain se dévoilent sous un nouveau jour, un renouveau, une résurrection, peut-être pas une renaissance mais un retour à la vie assurément.

Tim Smith nous dit en nous quittant :

Quietly the sorrow flees from me
Bright as day the soul no longer grieves
I am the seed, I wait, I wait for thee

Sa musique est une graine qui germe et germera encore, une pousse lente et malhabile, une pousse patiente et indocile, une pousse tortueuse et précautionneuse mais qui donne des fruits exquis, des plantes savoureuses,

Une terre argileuse, un limon fertile, une terre féconde, une moisson de chansons arrache-cœur et d’un disque sublime. Cet Albion fabuleux de Tim Smith et Harp.

Greg Bod

Harp – Albion
Label : Bella Union
Sortie le 01 décembre 2023