Première tournée de la nouvelle star planétaire qu’est Bowie en 1983, le Serious Moonlight Tour voit les concerts changer de dimension, se dérouler dans des stades devant des foules connaissant surtout le récent Let’s Dance. L’enregistrement du concert de Vancouver transcrit le brio technique du chanteur et de son groupe, mais dévoile l’artificialité nouvelle de la musique de Bowie.
Ça y est, Bowie est ENFIN !!!! une star planétaire : il a atteint ce statut qu’il convoitait tant, et ce grâce à Let’s Dance, un album chic et superficiel, que la plupart de ses fans de la première heure considèrent déjà comme le moins intéressant de toute sa carrière. Il a un nouveau public qui brûle de le voir sur scène interpréter les tubes de Let’s Dance, un public dont la masse colossale aura tôt fait d’engloutir et les nostalgiques de Ziggy et du Thin White Duke, ainsi que les esthètes adeptes de la trilogie berlinoise. Bowie lui-même a du mal à prendre la mesure de ce qui lui arrive, puisque la nouvelle tournée qu’il entame, après un long « confinement » volontaire en Suisse – que l’on dit conséquent à l’assassinat de l’ami John Lennon 3 ans plus tôt – n’intègre pas, dans les premiers temps, des lieux de concerts à la taille de la demande : c’est lorsqu’il passe aux stades, qui affichent sold out, que Bowie réalise que, désormais, tout sera différent. Private joke, cette tournée sera rebaptisée a posteriori par Bowie son Blond Ambition Tour, et au moment de monter le Glass Spider Tour, quelques années plus tard, Bowie spécifiera clairement qu’il voudra éviter de répéter l’expérience Serious Moonlight !
Sur scène, Bowie est entouré d’un orchestre hétéroclite d’excellents musiciens (qui a dit « requins de studio » ?), qui n’offrira plus cet « esprit de groupe » qui régnait encore jusque là. A la guitare, le dispensable Earl Slick a été rappelé à la rescousse pour remplacer au pied levé Stevie Ray Vaughan, prévu jusqu’à quelques jours du départ de la tournée et viré parce qu’en plein trip cocaïnomane, ce qui n’était pas compatible avec les principes d’un Bowie, clean, qui n’avait pas oublié les tourments par lesquelles il était passé avant son exil à Berlin. Sinon, Carlos Alomar est toujours là, aux commandes, et heureusement, mais globalement, on parle de gens sur scène qui sont payés pour exécuter avec perfection des chansons qui ne sont pas « les leurs ».
L’écoute de l’enregistrement Serious Moonlight Live, bande sonore du film Serious Moonlight enregistré en septembre 1983 à Vancouver, qui ne sera publié réellement (comme album live) qu’en 2019, traduit impeccablement cette qualité de l’interprétation, ce lustre brillant – très années 80 – qui est conféré systématiquement aux chansons : on admirera le savoir-faire et l’impression de luxe qui se dégagent de tout ça, mais on ne pourra que regretter que tout cela soit désormais bien dépourvu d’âme. De quoi ? D’âme, oui…
La setlist, paradoxalement, n’est guère généreuse en extraits de Let’s Dance – seulement quatre (Let’s Dance, Cat People, China Girl, Modern Love), et on entend l’hystérie du public monter d’un cran quand ils sont interprétés -, mais propose un mix bien équilibré de titres couvrant à peu près toutes les époques, dans des versions souvent « gonflées aux hormones » : les exemples les plus désagréables étant certainement Life of Mars? qui devient ici un barnum spectaculaire, et la cover du White Light White Heat du Velvet, plus « hors de propos » que jamais), alors que, paradoxalement, les deux « anomalies » de Low (What In The World, Breaking Glass) prennent la forme de monstres spectaculaires assez fascinants.
Il faut néanmoins reconnaître, en dépit de notre réticence à l’époque à admettre que celui qui était notre idole, presque notre dieu personnel depuis près de quinze ans, appartenait désormais à tout le monde, les concerts de la tournée Serious Moonlight, pour manquer de subtilité, étaient un impressionnant déploiement de force – qui inspirèrent par leur démesure et leur créativité formelle un Prince ou une Madonna.
Curieusement – et originellement pour des raisons de durée – l’édition originale de l’album s’interrompait après Fame, nous privant de pas moins des cinq titres phares (TVC15, Star, Stay, The Jean Genie, Modern Love) qui constituaient la fin du set et le rappel. Dans la version disponible actuellement – celle de 2019 -, on a droit seulement au rajout de Modern Love…
… Et justement, même si, pour nous cinéphiles et bowiemaniaques français, la meilleure incarnation de Modern Love restera pour toujours celle accompagnant la course de Denis Lavant dans le film de Carax Mauvais Sang, reconnaissons quand même que la conclusion du set qu’offre ici un Bowie totalement enthousiaste, emporté par l’ivresse du succès, a quelque chose d’inoubliable.
Eric Debarnot
Artificiel en effet. C’est aussi mon ressenti. J’arrive pas à écouter ce live sérieusement. Bowie est embarqué dans un tourbillon qui l’envoie au sommet de star planétaire. Bowie casse la baraque et braque la banque…Mais la magie très personnelle des années 70, un truc bizarre et accrocheur, a disparu. Les répétitions de Bowie avec Stevie Ray Vaughan sont sympas à écouter (Wild Is the Wind), mais le sort en a voulu autrement entre la défonce à la drogue et le chantage d’un manager trop gourmand.
Encore une fois, j’aime plutôt bien Earl Slick, personnellement. Et puis, sa présence permet quand même d’avoir des versions « littérales » des titres de Station To Station, qui ne sont pas évidents à répliquer à la guitare.