Enfin traduit en français, Laisse le flingue, prends les cannolis : Le Parrain, l’épopée du chef-d’œuvre de Francis Ford Coppola raconte la genèse d’un classique du cinéma des années 1970 comme un fleuve long et tortueux, une bataille entre un cinéaste et un studio.
Récit de l’élaboration et du tournage d’un classique du cinéma des années 1970, Laisse le flingue, prends les cannolis : Le Parrain, l’épopée du chef-d’œuvre de Francis Ford Coppola s’inscrit dans la tradition américaine du Nouveau Journalisme. Une approche théorisée par l’écrivain Tom Wolfe se caractérisant par l’intégration de techniques littéraires à un récit de journalisme d’investigation. D’un côté, raconter la naissance d’un mythe de la culture populaire à coup de péripéties dont le romanesque n’a rien à envier au livre et à son adaptation. De l’autre, faire la synthèse de la littérature existante sur le sujet, confronter les versions des principaux protagonistes du récit…
Et un flambeur accoucha d’un Best Seller sur la Mafia
Auteur du livre, Mario Puzo est un accro aux jeux surendetté adorateur du Joueur de Dostoïevski. Se rêvant grand écrivain, il en est réduit à cachetonner dans le roman pulp, utilisant le sexe pour vendre du papier. N’ayant jamais rencontré de gangster il a cependant grandi dans un environnement où le crime organisé existait. Sur les conseils d’un éditeur et de proches, il décide d’écrire un bouquin sur la Mafia car c’est potentiellement bankable. Les aveux télévisés de truands, dont ceux de Valachi sur Cosa Nostra, ont fait découvrir à l’Amérique le fonctionnement de la Mafia. Ils constitueront une des sources d’inspiration du Best Seller de Puzo. En meilleure santé financière, Puzo se verra proposer d’écrire le scénario de l’adaptation cinématographique de son livre. Ironiquement, il voulait dès le départ voir Brando en Don Corleone, un souhait qui sera synchrone de celui de Coppola.
La commande réappropriée
Il est de notoriété publique que le film le plus célébré de Coppola était une commande d’un cinéaste à la notoriété pas encore établie, un film ne correspondant pas au type de cinéma qu’il souhaitait faire. C’est-à-dire un cinéma inspiré du cinéma d’auteur européen des années 1960, un cinéma qui trouvera bien plus tard une incarnation avec Rusty James. Coppola rechigne donc au départ à accepter une adaptation de ce qu’il considère comme une oeuvre littérairement médiocre. Il accepte, s’investit dans des recherches… et trouve un angle : un récit familial, shakespearien. Emergent l’idée d’un film inspiré du cinéma hollywoodien des années 1940 en usant de moyens modernes, celle d’un film construit comme un opéra.
La guerre de l’Ancien et du Nouvel Hollywood
Le succès d’Easy Rider, film fauché synchrone de l’air du temps des sixties finissantes, est souvent considéré comme le moment où les studios donnèrent la liberté créatrice à de jeunes cinéastes pour retrouver le public. Le tournage du Parrain fut cependant le théâtre d’un conflit entre les méthodes de travail du Hollywood classique représentées par la Paramount et celles du Nouvel Hollywood naissant incarné par Coppola. Parce que le statut du cinéaste n’était pas encore établi à Hollywood, le tournage sera nerveusement éprouvant pour Coppola. Coppola aura notamment maille à partir avec Robert Evans, producteur lié à trois succès qui redresseront économiquement la Paramount : Rosemary’s Baby, Love Story et… Le Parrain.
Le choix de Brando sera difficile à imposer pour diverses raisons : personnalité caractérielle, flops récents au Box Office et peur de son manque de crédibilité en Italo américain. Ce dernier point étant vu comme un potentiel danger pour le film au Box Office italien. De plus, les premiers rushes de Brando n’étaient pas convaincants aux yeux des studios. Parce qu’homme de théâtre n’ayant pas encore de film sorti au moment de la préproduction du projet, Pacino fut aussi un choix difficile à imposer. Les rushes de la scène où Michael tue Solozzo et McCluskey dans le restaurant sauveront les places de Coppola et de Pacino. Le choix de Nino Rota comme compositeur sera aussi une guerre gagnée par Coppola contre Evans. Marqué parce que le tournage lui avait coûté son mariage avec l’actrice Ali McGraw, Evans gardera une rancœur vis-à-vis de Coppola, avant que les deux ne se réconcilient des années après.
Le Cinéaste Napoléon
Les péripéties du tournage établissent déjà la légende d’un Coppola cinéaste Napoléon menant sa barque avec la maniaquerie d’un grand chef militaire et plus porté par sa vision mégalomane que par les impératifs économiques des grands studios. Les délais de tournage sont vite dépassés. Sur le tournage, les studios inquiets font espionner Coppola. Le souhait absolu d’obtenir une tête coupée de pur sang pour une des scènes les plus célèbres du film représente déjà l’obsession du détail du cinéaste. Tout rapport avec la location par Coppola quelques années plus tard du Radio City Hall de New York pour organiser une séance du Napoléon de Gance…
Un film sur (et « avec ») la Mafia
Film-clé sur les rapports entre Mafia et cinéma, Le Parrain voit le truand remplacer le cow boy comme grande mythologie américaine. Pas étonnant d’ailleurs que Nicholas Pileggi, futur scénariste des Affranchis et de Casino, ait été reporter sur le tournage. En faisant de la mafia une métaphore de l’Amérique et du capitalisme, Coppola touche une corde sensible en plein Viet-Nam et Watergate. Mais la Pieuvre fut très vite directement liée au projet Le Parrain. Dès le départ, la Mafia et la Ligue de défense des droits civiques des italo-américains tentèrent de faire pression sur le projet, la seconde au nom de l’image des Italo-Américains aux States. Un entretien avec Joe Colombo (président de la ligue mentionnée et parrain) facilitera le tournage à New York, souhait de Coppola. Lequel réistera aux tentatives de la Mafia de s’immiscer sur le tournage. Enfin, un coup de feu sera tiré sur Colombo lors d’une de ses apparitions publiques. Un coup de feu qui sera vengé par le crime organisé : le réel rejoint alors la fiction du film.
Les Femmes du Parrain
Le Parrain est à l’image de la majorité du cinéma américain des années 1970 : plus centré sur la démythification de figures masculines puissantes que sur des personnages féminins consistants. Ces derniers arriveront un peu plus tard chez Coppola (Outsiders, Rusty James…). Cependant, le film lança la carrière de Talia Shire (Rocky) et Diane Keaton (Annie Hall). Surtout, le grand twist du bouquin est la révélation de l’inspiration principale de Don Corleone : la propre mère de Puzo. Don Corleone serait le reflet de ces Mammas transalpines très protectrices…
Les prémisses du blockbuster
Le Parrain marqua également une date économique à Hollywood : instauration d’un travail promotionnel longtemps en amont, bombardement de copies en grand nombre le jour de la sortie. Pour un phénomène comparable en terme d’impact populaire à Autant en emporte le vent. Un lancement au canon qui deviendra progressivement la règle pour tout gros budget hollywoodien.
Au cinéma, en littérature, en musique, la fiction est souvent une version sublimée du Réel. Le livre de Mark Seal, journaliste américain chevronné, encourage plutôt à voir le tournage d’un gros budget hollywoodien comme une épopée susceptible de briser ses protagonistes. Et, lorsque le spectateur est chanceux, le résultat peut se révéler aussi riche en rebondissements que ses conditions d’élaboration.
Ordell Robbie