Disque de retrouvailles avec un vieil ami quasiment perdu depuis 20 ans, i/o voit Peter Gabriel revenir au style qui fit son immense succès dans les années 80 et 90 : même si les chansons n’ont pas la grandeur de celles de l’âge d’or de ce rock progressif autrefois moderniste, pourquoi refuser le plaisir que nous offre cet album foisonnant ?
Cela fait 20 ans qu’on attend i/o, et que Peter Gabriel, le perfectionniste obsessionnel, l’écrit, le réécrit, le peaufine. 20 ans qu’on n’a eu droit, après un Up trop inutilement compliqué et peu inspiré, qu’à des publications frustrantes, voire franchement inutiles (les compilations Scratch My Back, l’orchestral New Blood). 20 ans qu’on espère un album comme celui-ci, où Gabriel ne semble plus obsédé par le besoin d’avancer, de proposer du jamais entendu. Où il revient à ses instincts de songwriter « populaire », écrivant des chansons (relativement) faciles à comprendre, à chanter – parfois -, et à aimer – souvent. Bien sûr, les grincheux protesteront que, du coup, l’album évoque trop le son des années 80, et qu’on est ici bien ancré dans ce prog rock de luxe qui a fait le succès de Gabriel au siècle dernier, donc dans sa « zone de confort » : c’est indéniablement une bonne surprise que i/o soit un album dans lequel on se sent bien, dès la première écoute. Un album foisonnant, généreux, marquant nos retrouvailles avec un vieil ami très cher, dont on s’était progressivement détaché, mais dont on s’aperçoit qu’il compte encore…
Il reste qu’on a le droit de penser qu’après 20 années passées à raffiner ce disque, il est assez ridicule que Gabriel n’ait pas su comment le terminer : nous sont en effet proposées trois versions de i/o, une version « Bright Side » (comprenez en regardant le bon côté des choses, où chaque titre est « ripoliné » pour créer un impact maximal), une « Dark Side » (sombre, donc, mais plus homogène), et même une version « In-Side », que nous n’avons pas écoutée, et qui est disponible sur une version deluxe du disque ! Après quelques écoutes, le « Dark Side » est, et ce n’est pas une surprise, celui qui rend le plus hommage aux compositions, celui qui, d’une certaine manière, produit l’album le plus homogène, alors que les chansons ont été écrites sur une longue période de temps…
i/o s’ouvre sur Panopticom, une chanson immédiatement plaisante et facile à mémoriser : « In the air the smoke cloud takes its form / All the phones take pictures while it’s warm » (Dans l’air le nuage de fumée prend forme / Tous les téléphones prennent des photos tant qu’il est encore chaud). Alors qu’on le sait depuis toujours fan absolu de science et de technologie (il continue à s’intéresser à ses nouveaux développements puisqu’il se questionne sur l’IA et son impact sur la musique), Peter Gabriel, à 73 ans, semble s’interroger sur ce qu’elles font au monde. Mais cette chanson – la première de l’album qui ait été publiée – s’inspire surtout d’un projet représenté par le toujours idéaliste – et férocement humaniste – Gabriel : la création d’un « infinitely expandable accessible data globe », promouvant la divulgation générale d’informations qui permettrait à l’humanité une meilleure compréhension d’elle-même ! Pas de risque de trouver sur i/o de ces rabâchages nostalgiques et réactionnaires dont sont désormais coutumières les vieilles rock stars sur le retour !
On constate néanmoins, à la première écoute de l’album, que, comme chez beaucoup d’artistes de son âge, la fontaine à mélodies s’est sensiblement tarie : i/o ne contient pas de nouveau Solsbury Hill, Games Without Frontiers ou Don’t Give Up, et c’est malheureux. Alors, en l’absence de chansons parfaites, immortelles quasiment, comme Gabriel était capable d’en écrire, que nous reste-t-il ici qui fait que ce dixième album d’un artiste jadis essentiel, reste passionnant ? Certains parlerons de la perfection de la musique, tant au niveau interprétation que production : ce serait un comble que ce ne soit pas le cas, après toutes ces années à le préparer, cet album ! Nous aurions plutôt tendance à résumer le charme de i/o à une chose finalement très simple : la voix de Peter Gabriel, toujours aussi singulière, toujours aussi versatile, capable de passer de la caresse bouleversante à la majesté (un peu grandiloquente quand il le faut), ou aux ruminations solennelles.
Nous avons écrit plus haut que l’album n’avait pas de grande mélodie. Il faut peut-être corriger cette affirmation un tantinet provocatrice, car i/o est également rempli de belles chansons : The Court est probablement le « tube » le plus évident de tout le disque, même si sa longueur et sa complexité le rendront peu abordable à un public désormais féru de choses bien plus simples. So Much est une merveille d’émotion, qui oppose l’optimisme de Peter Gabriel quant à la capacité créative de l’humanité et son fatalisme devant notre fragilité… un équilibre enrichi par la perspective d’un homme arrivant dans la dernière partie de sa vie. « Time slips in the mirror / As an old man, I was born / But I’ve grown to be a baby / With a halo and a horn / Burn up like a lightning bolt / All gone within a flash / You look around to find a home / Where the asteroid will crash » (Le temps glisse dans le miroir / Je suis né en vieil homme / Mais je suis devenu un bébé / Avec une auréole et une corne / Consumé comme un éclair / Tout a disparu en un éclair / Vous regardez autour de vous pour trouver une maison / Là où l’astéroïde va s’écraser). Playing for Time, qui ressemble certes un peu trop à Here Comes the Flood, est une réflexion puissante sur le passage du temps, que ce soit à l’échelle de l’individu ou celle de la planète tout entière. Road To Joy prouve que les vieux modèles funky et baroques qui ont permis à Gabriel t’atteindre jadis les sommets de la popularité fonctionnent toujours.
Et il y a le finale lyrique de Live and Let Live, une longue chanson anti-extrémisme, anti-haine (« Just how long do you want to hate / With all that anger to burn? / You dream of revenge / And you dream of reply / You’d hope that someday we’d learn » – Combien de temps veux-tu haïr / Avec toute cette colère que tu as à brûler ? / Tu rêves de vengeance / Et tu rêves de réponse / On pourrait espérer qu’un jour nous apprendrions !) : il rappelle que Gabriel a toujours su conjuguer son amour de ce que l’on appelait autrefois la « world music » avec une forte vision d’un avenir positif. On peut en sourire – amèrement, en fait – en 2023, mais on est ici loin du prêchi prêcha à la U2 ou de la bonne conscience multi-usage d’un Sting. On est dans la tête et dans le cœur d’un artiste unique qui continue, envers et contre tout, à croire en l’Homme.
Eric Debarnot