Après avoir produit une belle somme sur le polar hongkongais, Arnaud Lanuque offre avec Tsui Hark – La Théorie du chaos un livre de référence sur l’une des figures les plus iconoclastes du cinéma asiatique.
Avant d’écrire ce qui est à ce stade le livre de référence sur Tsui Hark, Arnaud Lanuque avait déjà offert avec Police vs Syndicat du Crime un convaincant historique du polar hongkongais, déjà fourni en interviews de figures de l’industrie du cinéma hongkongais. Tsui Hark – La Théorie du chaos embrasse toute la carrière du cinéaste/producteur qui lança bien des tendances de l’industrie hongkongaise entre le milieu des années 1980 et le début des années 1990. Après des chapitres sur la jeunesse et les années de formation, la filmographie de cinéaste/producteur est évoquée dans l’ordre chronologique, découpée en périodes. Suit une partie sur les coups de main et collaborations (le projet à trois mains avec Ringo Lam et Johnnie To Triangle par exemple).
Les projets inaboutis sont évoqués de façon exhaustive. On apprendra ainsi que les Frères Mael, qui ont travaillé avec le cinéaste sur Piège à Hong Kong et ont donné son nom à une de leurs compositions, avaient déjà approché le cinéaste à la fin des années 1980 pour un projet d’adaptation de manga. Affinité pas si étonnante avec des musiciens toujours à la recherche du jamais encore fait. Et enfin des chapitres sur son travail d’acteur, ses contributions à la télévision, au dessin et même au théâtre. Le tout avec force propos de Johnnie To, l’ex-épouse du cinéaste Nansun Shi, Ringo Lam… Pour un livre faisant émerger le cinéma de Tsui Hark comme un produit de forces contraires.
Orient contre Occident
Les grandes années du cinéma de Hong Kong sont souvent décrites comme liées à un lieu écartelé entre Orient et Occident : influence britannique par la colonisation, présence de beaucoup de Chinois continentaux venus pour fuir le Maoïsme et aussi en espérant réaliser sur place leur Rêve Américain. Une collision d’identités au centre de la jeunesse du cinéaste. Naître Chinois du Viêt-Nam, grandir à Hong Kong, étudier le cinéma aux Etats Unis sont autant de catalyseurs de la prise de conscience de son identité chinoise. Ses films rêveront souvent d’une Chine unifiée, dépassant ses fractures et ses querelles politiciennes… sans jamais suggérer comment cette union pourrait se faire ! Son départ aux States fait de plus écho aux racines du Nouveau Cinéma coréen des années 2000 : un cinéma dont une partie de la charte visuelle fut bâtie des chefs opérateurs coréens formés aux States. Lorsque Tsui reprendra la figure historique de Wong Fei-hung pour son classique martial Il était une fois en Chine, il choisira une période historique de choc Orient/Occident.
Cinéaste omnipotent/cinéaste du chaos
Comme l’indique le titre du livre, le chaos est effectivement, avec la vitesse, la grande affaire de Tsui Hark cinéaste. Time and Tide construisait son approche frénétique de l’action à partir du récit de deux tueurs professionnels tentant de faire leur place dans un Hong Kong posr-1997 dans lequel tout est chaos, tout va trop vite. La rage barbare et le découpage supersonique des combats au sabre de The Blade sont enfants du chaos moral d’un univers dans lequel la chevalerie a été remplacée par des figures sans foi ni loi.
Dès qu’il est question de Tsui producteur/cinéaste au travail, le livre fait émerger une figure de chaos… qui est aussi une figure de dictateur. Tsui a très vite envie de donner à cinéma hongkongais de son temps un glamour et une facture technique qui lui manquaient souvent. Il embauchera pour ce faire des directeurs de la photographie, des costumiers, des directeurs Artistiques. Le terme Direction Artistique apparaît pour la première fois au générique d’un film hongkongais avec lui. Pour tenir les délais, il multiplie les équipes de tournage travaillant en parallèle. Lorsqu’il se contente de produire, il est souvent le véritable auteur du film… et finit souvent par jouer au metteur en scène additionnel.
A côté de cela, certaines de ses méthodes de tournage se rapprochent assez de celles qui ont fini par transformer les films de son collègue Wong Kar-wai en serpents de mer. Comme ce dernier, Tsui construit son film au montage. Et comme Wong il tourne beaucoup pour que ses acteurs/actrices s’immergent dans leur personnage… quitte à ce que beaucoup de scènes finissent à la poubelle. Débrouille et improvisation sont également au menu. Des façons de faire qui rendront son adaptation à Hollywood impossible, contrairement à son collègue John Woo.
Les Reines sont aussi des Rois.
Avec la vitesse et le chaos, les femmes sont un autre passage obligé dès qu’il s’agit d’évoquer le cinéma de Tsui. L’opposition entre figures féminines déterminées et figures masculines ridicules dans son cinéma n’est d’ailleurs aucunement une rupture : simplement un retour à la littérature de sabre chinoise classique (wu xia pian) et à ses héroïnes chevaleresques. Frustrées du manque de rôles féminins consistants à HK, ses amies actrices furent le moteur du focus du cinéaste sur les femmes.
S’il deviendra le classique du cinéma d’amitiés viriles que l’on sait lorsque Woo le réalisera et Tsui le produira, Le Syndicat du Crime était au départ conçu par Tsui autour de personnages féminins. Dans Il était une fois en Chine, le personnage de 13ème Tante annonce aux héros que leurs arts martiaux seront ringardisés par les armes à feu. On n’est d’ailleurs sur ce point pas loin du rôle historique décisif de l’introduction des armes à feux au Japon dans Kagemusha. Une attention aux héroïnes allant parfois jusqu’au brouillage des frontières entre les genres : les cinéphiles férus d’Asie qui découvrirent Swordsman 2, produit par Tsui, ont toujours en tête la guerrière entre deux sexes Invincible Asia campée par Brigitte Lin (Chungking Express).
Un cinéaste aussi aventureux que clivant
Se pencher sur ce qui a rendu le cinéaste moins accessible en Occident qu’un Woo est à mettre au crédit du livre. Un humour parfois lourd en premier lieu. Sauf que l’on pourrait répondre que l’humour au cinéma est souvent le premier des particularismes nationaux, la chose la moins facilement exportable. Mais lorsque le livre évoque sa première réalisation Butterfly Murders, il semble résumer tout Tsui : audaces formelles, persos féminins déterminés… mais scénario confus. Une confusion dont il n’est pas toujours responsable : parce que la durée de son montage initial (2 heures 40) n’était pas compatible avec les conventions de l’industrie locale, Time and Tide vit sa durée réduite. Les effets spéciaux de ses films ont pu aussi rebuter certains cinéphiles, pour cause de moyens pas à la hauteur des idées du cinéaste (Zu ou les guerriers de la montagne magique, Green Snake, La Légende de Zu). Ce qui n’empêcha pas ceci dit les deux premiers films d’acquérir un statut culte et le dernier d’influencer le blockbuster chinois continental.
Le livre se penche au final sur le devenir d’un Tsui qui, comme d’autres cinéastes hongkongais, a désormais choisi de travailler dans le cadre du cinéma chinois continental, disposant ainsi de moyens et de débouchés économiques plus conséquents. Je serais encore plus sévère que l’auteur du livre : cette période est selon moi celle où un ancien punk s’assagit. Les contraintes de conformité de ses scénarios à l’histoire chinoise officielle sont désormais présentes. Le succès public est là mais le faiseur de tendances producteur de films qui allaient redéfinir la grammaire du cinéma d’action contemporain (les deux Syndicat du Crime, The Killer) est désormais un suiveur. Restent quelques grands films qui osaient proposer le jamais vu… et cette somme recommandable à tous ceux et toutes celles qui voudraient se replonger dans les grandes années du cinéma de Hong Kong.
Ordell Robbie