Comment un monde en apparence utopique se révèle être une terrifiante dystopie ? C’est ce que décrit ce perturbant récit en résonance avec notre époque, qui voit des forces sournoises se mettre en place pour contrôler les corps et les esprits.
Jonas vient d’avoir douze ans. Dans la communauté hyper formatée où il a grandi, on se doit de respecter les règles et se conformer à la fonction attribuée par les Doyens à chacun de ses membres dès la naissance, sous peine de se voir « délier ». Les mères de vie affectée mettent au monde des enfants qui seront intégrée à une unité familiale, un mâle et une femelle pour chacune. Dans ce monde idyllique, tout le monde est pareil et obéit sans poser de question. Sauf Jonas. Le jeune garçon ne sera pas affecté mais sélectionné pour être le nouveau receveur de mémoire. Un immense honneur qui lui révélera à la fois les sombres secrets de sa communauté mais également les couleurs disparues sous le voile aliénant d’un monde dystopique.
Adapté du best-seller de 1993 de l’écrivaine Lois Lowry, Le Passeur nous plonge dans un univers qui rappelle immanquablement Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, ou encore par d’autres aspects, le film de Peter Weir, The Truman Show. Un monde ultra normé où la vie de chaque individu est contrôlée de la naissance à la mort, où tout le monde surveille tout le monde, où la moindre émotion, la moindre sensation est étouffée par camisole chimique, jusqu’au langage, à tel point qu’un terme incorrect ou inapproprié vaudra à son locuteur les remontrances de son entourage. Aucun citoyen ne cherche à remettre en cause le système et se contente de réciter les discours rabâchés depuis l’enfance. Un vrai paradis terrestre où tout le monde semble heureux ! Attention toutefois à ne pas s’écarter de la ligne de conduite imposée, le moindre faux pas risquant d’entraîner le suspect vers le « déliement ». Personne ne sait au juste ce qui se cache derrière ce terme, lequel en principe ne concerne que les vieux en fin de vie, mais pour celui qui est visé, il s’agit de la punition ultime, le signe d’infamie le plus honteux redouté par tout le monde.
Philip Craig Russel a fait du roman une adaptation plutôt convaincante, même si la narration souffre de quelques longueurs, surtout au début, et prend un certain temps à trouver son rythme. Malgré sa finesse, le dessin reste lisse et la quasi-absence de couleurs accentue l’impression de monotonie mais cela correspond pourtant tout à fait au sujet comme on le réalisera par la suite. Par moments, l’univers évoque les vieilles publicités des années cinquante auxquelles on aurait retiré toutes les couleurs. D’ailleurs curieusement, la technologie est très peu présente dans cette histoire, ce qui lui confère un côté intemporel et permet de mettre en avant une réflexion philosophique sur un sujet vieux comme le monde : la place de l’individu au sein d’un système totalitaire.
Une fois le malaise installé, car ce monde sous cette perfection des apparences est véritablement terrifiant, le récit va évoluer vers la prise de conscience progressive de Jonas lorsqu’il commencera sa formation pour devenir le nouveau receveur de mémoire de la communauté, et en parallèle les couleurs, associées aux émotions, vont peu à peu prendre le dessus et serviront de marqueur entre le monde connu du jeune garçon et l’« ailleurs » qu’il aspire à connaître.
Le récit va gagner en profondeur dès le moment où Jonas sera formé par son prédécesseur (il y perdra d’ailleurs l’innocence lié à l’enfance), un vieil homme désireux de passer le flambeau car la tâche de receveur, mission sacrificielle, implique de conserver en soi les images d’un passé fait d’humanité mais aussi de souffrances et de violence, tout en tenant dans l’ignorance le reste de la communauté « lobotomisée ». Ainsi, le livre nous questionne sur la nature des émotions, qui comme le yin et le yang, revêtent des aspects sombres et lumineux, indissociables l’un de l’autre. Pour conserver notre humanité, peut-on faire le tri pour ne conserver que l’amour universel et la volonté de partage, ou n’avons-nous d’autre choix que d’accepter sa contrepartie, la compétition visant à dominer l’autre, avec son pendant le plus néfaste, la guerre ?
Le Passeur raconte le passage à l’âge adulte et la quête inexpugnable de liberté d’un être qui vient de prendre conscience de l’existence d’un « ailleurs ». Si le début du livre ne sera pas forcément engageant pour tout le monde, il est recommandé de ne pas rester sur ses premières impressions, car il comporte beaucoup de qualité, notamment cette poésie qui irrigue délicatement le récit, mais aussi une vraie réflexion sur nos choix de vie, nos valeurs. Car en effet, les cages dorées que l’on accepte parfois pour préserver notre confort sont-elles compatibles avec notre aspiration à la liberté ? Sommes-nous juste des bêtes d’élevage dociles tout juste bonnes à faire fonctionner un système ou des êtres humains dotés du libre arbitre ?
Laurent Proudhon