Délice de fantaisie rétro qui s’avère pourtant parfaitement pertinent en commentaire sur notre société de 2023, Mr. Joe Jackson presents Max Champion in What a Racket! réjouira tous ceux qui croient encore en la combinaison de mélodies irrésistibles et de textes bien troussés : un retour en force d’un Joe Jackson que l’on avait un peu oublié !
On a l’habitude, depuis des décennies, de s’étonner de la qualité mélodique de la musique populaire britannique (ce qu’on appelait naguère « pop music ») comparée surtout à la pauvreté que nous connaissons et avons toujours connue en la matière en France. On peut très bien imaginer que ce « talent britannique », qui a permis aux artistes d’Outre Manche de dominer les charts mondiaux pendant plusieurs décennies, réside avant tout dans une fidélité sincère aux musiques traditionnelles (folkloriques !) des siècles précédents. Sans remonter aussi loin (au Moyen-Âge !!!), deux disques « anglais » récemment publiés explorent – et travaillent – le lien entre leur musique et la riche tradition du vaudeville du début du XXème siècle, et en particulier de la chanson sentimentale ou comique de la classe ouvrière de l’époque : Madness avec leur Theatre of the Absurd Presents C’est la Vie, et maintenant – c’est notre sujet du jour -, Joe Jackson et son Presents Max Champion in What a Racket!
Bien sûr, cet étonnant « retour aux sources (potentielles) » ne l’est pas tant que ça de la part d’un Joe Jackson qui est coutumier, après des débuts bien en ligne avec le mouvement punk dont il était issu, d’explorations musicales en tout genre. Son public fidèle, habitué à ses excursions dans le jump blues, le swing, le jazz, etc. sera donc plus enclin à l’accompagner dans cette nouvelle aventure : car ce que nous a concocté Joe Jackson cette fois, c’est tout un narratif, autour d’un soi-disant artiste d’avant la Première Guerre mondiale, aujourd’hui oublié, Max Champion. Une simple recherche sur le net nous révèle plutôt l’existence d’un Harry Champion qui enchantait l’East End londonien, et qui a sans doute servi de modèle. Jackson nous offre sur cet album ce qu’il qualifie de « réenregistrements » de onze titres de Max Champion, avec un orchestre de douze musiciens : comme on peut s’y attendre, tout au moins si l’on s’en tient aux clichés de la musique de l’époque victorienne, les arrangements des chansons sont remplis de cuivres agressifs, de tambours qui galopent, de chœurs entraînants, de pianos hystériques, et de violons frénétiques !
Au crédit de Joe Jackson, il faut lui reconnaître un savoir-faire impressionnant : il a su composer pour cet album des chansons qui sonnent complètement « d’époque », puis les déclamer (les brailler, parfois…) avec une théâtralité parfaitement hilarante, et avec un accent cockney plus vrai que nature… L’album s’ouvre sur l’euphorisant Why Why Why? qui déplore la futilité de l’existence, pour nous exhorter finalement à nous enivrer et à en rire : « Why, why, if we don’t arrive / Can’t we share a drink or two / … / Why, why, if we have to diе / Can’t we share a joke or two? » (Pourquoi, pourquoi, si nous n’arrivons pas / Ne pouvons-nous pas partager un verre ou deux / … / Pourquoi, pourquoi, si nous devons mourir / Ne pouvons-nous pas partager une blague ou deux ?). This Sporting Life ironise sur la saleté et les dangers auxquels sont confrontés les sportifs, mais se moque en fait du manque de goût pour l’exercice physique de Jackson lui-même, avec un sens de l’auto-dérision proche de celui de Neil Hannon et de son Divine Comedy : « The sporting life is not for me / I’d rather be a donkey or a monkey up a tree / I’ll sweep the street / I’ll mince the meat / Do anything at all / But don’t make me kick another ball! » (La vie sportive n’est pas pour moi / Je préfère être un âne ou un singe perché dans un arbre / Je balayerai la rue / Je hacherai la viande / Je ferai n’importe quoi / Mais ne m’oblige pas à taper dans un autre ballon !).
Dear Old Mum est une ode (faussement) larmoyante à une mère irlandaise peu orthodoxe – et peu maternelle – dont les dix enfants commencent à mourir un à un au milieu de la chanson, et qui blâme d’Angleterre pour ses malheurs plutôt que son propre goût pour l’alcool. C’est une chanson où l’humour féroce n’empêche nullement l’émotion : « So if, like me, you lost your mum / A dozen years ago / Your memory can sometimes tell you lies / But if she was an angel, or the Devil in disguise / She was the only mum you’ll ever know » (Alors si, comme moi, tu as perdu ta maman / Il y a une douzaine d’années / Ta mémoire peut parfois te jouer des tours / Etait-elle un ange, ou bien le Diable déguisé / Elle était la seule maman que tu connaîtras jamais !).
La valse lente (et très fûtée) Shades of Night parle d’un homme qui s’est laissé tenté par le voyeurisme, et qui va découvrir une scène qui changera sa vie : pour le meilleur ou pour le pire ? Ce sera à chacun d’en juger, mais lui ne regrette rien ! What a Racket!, sur un rythme littéralement endiablé qui nous évoquera des soirées French Cancan dans le Paris de la même époque, ironise sur le fait que la contestation sociale des autres, aussi justifiée soit-elle, est de plus en plus perçue par les gens non concernés comme un désagrément les empêchant de vivre tranquillement. Think of the Show, célébration du spectacle et des artistes, a quelque chose de Gilbert & Sullivan dans l’enthousiasme très théâtral qu’elle dégage et la richesse de son vocabulaire.
Never So Nice In the Morning se révèle une chanson inspirée sur la beauté de la fainéantise, loin de l’hystérie du monde, qui se dissimule derrière une autre valse classique nous entraînant irrésistiblement sur une piste de danse du siècle dernier. Health and Safety est une marche faussement martiale qui débute sur un couplet antimilitariste, (« We’re not marching off to war / We’re marching on one spot / We make so bold as to do just what we’re told / Ask us what we’re frightened of, we’ll answer, « What yer got? » – Nous ne partons pas à la guerre / Nous marchons sur place / Nous avons l’audace de faire exactement ce qu’on nous dit / Demandez-nous de quoi nous avons peur, nous répondrons : « Qu’est-ce que tu proposes ?), mais qui va ensuite poser des questions plus essentielles encore… Et l’album, qui semble bien court avec ses quarante-et-une minutes gorgées de mélodies entraînantes et de paroles astucieuses, se clôt sur une chanson de marins à reprendre en chœur et en état d’ébriété, une autre déclaration d’amour à la beauté de la vie et à la résilience humaine, Worse Things Happen at Sea : « Let’s save our tears / Be brave, my dears / And stand up straight and free / Remember what the sailors say / Worse things happen at sea » (Inutile de pleurer / Soyons courageux, mes amis / Et levons-nous droits et libres / Souvenons-nous de ce que disent les marins / Des choses bien pires arrivent en mer !).
Ce qui rend cet exercice de style passionnant, c’est d’abord que, comme on l’a dit plus haut, il dévoile une continuité entre cette musique centenaire et le concept de « pop music », de Rock en fait, qui était celui de l’âge d’or des années 70-80. Mais What a Racket! est aussi un régal d’humour – un tantinet nostalgique, certes – tout en constituant un commentaire social ironique, largement actuel.
Il semble que Joe Jackson ait promis d’emmener sa troupe en tournée à travers l’Europe : nous ne manquerons certainement pas l’occasion de célébrer avec lui la beauté de la vie, que l’on vive en 1910 ou en 2023 !
Eric Debarnot