A l’heure où le sujet religieux accapare les médias dans un salmigondis de réactions émotionnelles, Peggy Adam semble suggérer avec cette fable noire d’encre que Gaia n’attendra pas que nous ayons réglé la question de Dieu pour nous infliger une terrible punition.
C’est vrai que cette histoire est un peu longue à démarrer. C’est vrai aussi qu’il y a quelque chose d’assez monotone, qu’il ne s’y passe pas grand-chose en définitive. Mais ce serait laisser de côté les qualités indéniables de cette BD magnifique d’une densité de plomb.
D’abord il y a le dessin de Peggy Adam qui prend ici un relief et une expressivité qui trouve, dans le fond comme dans la forme, sa pleine intensité. Cette énergie, cette force incroyable qui s’incruste dans votre rétine dès le premier survol, est due en grande partie au choix de la palette de couleurs. En effet, du début à la fin, le récit est nimbé de nuances ocres, jaunes et bleues du plus bel effet. Il y a une pâte, une ambiance incroyable, dans laquelle les personnes sont embourbés. D’où cette sensation de lenteur oppressive qui s’accroche au lecteur. La manière dont l’autrice représente les scènes de nature sont particulièrement réussies. Les ciels d’hiver également, les scènes de nuit, les paysages enneigés, ou la scène de l’incendie qui m’a particulièrement subjugué. C’est tout bonnement splendide, et il fallait bien cela pour permettre au lecteur de reprendre son souffle au milieu de cette communauté abrutie de croyances ineptes, et dont les réactions deviennent au fil du récit, de plus en plus imprévisibles. Cette unité fond/forme est la grande réussite d’Emkla.
Ensuite, il y a ce huis clos extrêmement lourd et angoissant qui occupe une bonne partie du récit. Il s’en dégage quelque chose de terrifiant. La menace rode autour de ce fragile refuge dans lequel massèrent ces êtres aux visages boschiens, acculés à la survie comme des loups affamés. L’esprit des tableaux de Grünewald, de Baldung Grien ou de Bosch, plane sur ce récit. Ainsi, Peggy Adam traduit très bien le doute qui s’empare des esprits, on sent la faim tarauder les estomacs, les tabous et les convictions religieuses petit à petit s’effriter devant la mort imminente. A ce niveau, cette BD est une pure réussite. L’autrice flirte avec le fantastique dont l’ombre rode pour finalement accaparer totalement l’histoire de son empreinte macabre.
Enfin, il y a les thèmes évoqués, tels que l’écologie, les croyances aveugles qui conduisent les Hommes dans l’impasse et l’autodestruction. Et puis la mort bien sûr, ainsi que le lien que l’humain entretien avec la nature à laquelle il est intrinsèquement lié. Tout cela est bien construit en un écheveau touffu qui trouve sa pleine cohérence dans cette histoire. On retrouvera ici des ingrédients qui figuraient dans La Saga de Grimr de Jérémie Moreau avec lequel Emkla pourrait d’ailleurs composer un formidable et légendaire diptyque.
Il y a comme ça des BD qui, bien qu’a priori affublées de quelques défauts, n’en demeurent pas moins marquantes. Emkla est de celles-ci, assurément. Encore une fois, on pourra penser à Grünewald, au Retable d’Issenheim avec ce Christ verdâtre, au corps tordu et disproportionné, portant dans sa chair toute la souffrance de l’humanité. Après avoir refermé l’ouvrage, l’histoire vous hante comme un cauchemar poisseux. Et si toute cette histoire ne semble être qu’un mauvais rêve à l’issue funeste, il n’appartient qu’à nous de nous réveiller, enfin.
Arnaud Proudhon
Emkla
Scénario & dessin : Peggy Adam
Editeur : Atrabile
160 pages – 26 €
Parution : 18 août 2023
Album en sélection officielle du Festival d’Angoulême 2024