A notre époque où tout le monde semble se baigner avec délice dans la nostalgie, le succès du « post-Agatha Christie » et des cosy mysteries était inévitable. Faut-il bouder son plaisir pour autant ?
Fans de polars allant errer dans la section des librairies consacrées à ce genre en vogue depuis des décennies, vous avez forcément remarqué une étagère apparue il y a deux ou trois ans, débordant de livres aux couvertures dessinées – souvent dans un genre « ligne claire » – et colorées : si vous y avez prêté attention, vous savez donc ce qu’est le nouveau genre à la mode, le « cosy mystery », que l’on peut traduire comme « le mystère au coin du feu », si l’on est gentil, ou plutôt le mystère tout confort, le mystère… sans surprise ! Car à notre époque terrifiée par le présent et par ce que l’on croit être l’avenir, le passé – surtout ripoliné de couleurs vives, celles que l’on appelle « primaires » justement – fait de plus en plus recette : le « cosy mystery », c’est l’équivalent du « post-punk » dans le rock, c’est le retour bienheureux à un Art pourtant bel et bien mort et enterré depuis longtemps, celui d’Agatha Christie. Ou plutôt d’une Agatha Christie enjolivée par les souvenirs de notre enfance, cette enfance qui semblait idéalement préservée de toute noirceur, de toute violence (… alors que, bien sûr, il y a avait une profonde noirceur dans le monde de « Tante Agatha »).
L’une des séries les plus populaires de ce nouveau genre, qui raffole de vieilles dames originales jouant au détective amateur dans la campagne anglaise, s’appelle les Dames de Marlow, dont le troisième volume, Poison en huis clos, vient de paraître, et rencontrera sans doute en France le même succès que ces deux prédécesseurs. Chaque tome raconte une enquête menée par un trio (Miss Marple au cube, donc !) dans la bonne ville de Marlow (réelle), située dans la partie la plus jolie et la plus riche de la Vallée de la Tamise, à l’Ouest de Londres et pas très loin de Henley-on-Thames (où se déroule la célèbre compétition d’aviron entre Oxford et Cambridge), pour ceux qui connaissent ce coin de paradis terrestre. Et son auteur est Robert Thorogood, qui n’est pas un cancre dans le genre, puisqu’il est le créateur de la série BBC à gros succès populaire, Meurtres au paradis !
Dans ce nouveau volume, ce n’est ni plus ni moins que le très aimé maire de la ville qui est empoisonné lors d’une séance en huis clos du comité d’aménagement urbain, dont le rôle est de statuer sur les permis de construire : quatre personnes seulement sont présentes, en plus de Suzie Harris, l’une des trois fameuses « limières » de Marlow. Il ne devrait donc pas être difficile d’identifier le ou la coupable, mais bien sûr – et comme le livre fait 400 pages – tout est beaucoup plus compliqué qu’il ne semble au premier abord.
Il faut reconnaître l’habileté de Thorogood quant il s’agit de révéler peu à peu ce qui se dissimule derrière les bonnes (ou les mauvaises) manières de chaque suspect, et les secrets – financiers, sexuels, familiaux, etc. – que tout ce (pas si) joli monde dissimule. Et la révélation finale, même si l’on pourra relever quelques menues incohérences dans une histoire aussi compliquée, est réellement bien troussée… Ce qui est quand même la première chose que l’on demande à ce genre de mystère, à la résolution duquel on aura aimé participer (même si, comme chez Agatha Christie, la dernière étape de cette résolution implique des cachotteries vis à vis du lecteur !).
On appréciera aussi le fait que la modernité ne soit pas totalement absente, et que le cynisme des promoteurs immobiliers véreux, l’effondrement de la NHS (le système de santé britannique, détruit par les Tories) et ses conséquences, et même les menaces sur l’environnement sont tour à tour évoqués dans Poison en huis clos, nous rappelant que, même dans le monde « post-Agatha », l’être humain reste profondément malfaisant et que c’est bien de tout ça que se nourrit le crime. On regrettera par contre que les trois personnages principaux, en dépit de problèmes personnels « ordinaires » qui sont bien intégrés dans le récit (Becks et sa belle-mère malfaisante, Judith et les affres de la solitude liées à la vieillesse…), restent avant tout de gentils stéréotypes.
En refermant Poison en huis clos, on se dit que la promesse du genre a été tenue, que l’on s’est bien diverti avec les Dames de Marlow – on l’a d’ailleurs littéralement dévoré en quelques heures, grâce une écriture claire et efficace -, mais que tout ça reste, et c’était inévitable, un exercice de style largement futile.
PS : A noter aussi pour les cruciverbistes l’idée amusante d’inclure dans le roman des grilles de mots croisés que les lecteurs attentifs sauront remplir !
Eric Debarnot