Avec ce titre-préambule, Moi, Edin Björnsson, pêcheur suédois au XVIIIesiècle coureur de jupons et assassiné par un mari jaloux, Edith inaugure la collection Noctambule des éditions Oxymore, mais nous offre une bande dessinée surgie d’outre-tombe, et grandiose.
On pourrait éplucher le dictionnaire des superlatifs qu’on ne trouverait pas une entrée à la hauteur de cette œuvre. Elle est au-delà des mots, au-delà de la mort elle-même.
D’abord, il y a le remarquable travail d’édition qui offre un écrin au charme tout à fait particulier et que son petit côté désuet interpelle. On pourra en effet y retrouver le charme des livres de conte des années 40/50 (une vie éditoriale antérieure ?). C’est à la fois sobre et chic, et chaque détail flatte les sens. Cette image qui semble collée sur la couverture et dont le toucher presque crémeux caresse les doigts. Le cadre est détouré d’une ligne bleu acier, discrète mais du plus bel effet, tout comme le nom de l’autrice, un peu gaufré, et la lune de l’éditeur Noctambule. Par les temps qui courent, on se méfie des promesses, mais Mourad Boudjellal a tenu les siennes. C’est tout à son honneur. Il aura sans doute appris de son expérience rugbystique à se tenir au-dessus de la mêlée.
Mais cela ne serait que poudre aux yeux sans un contenu à la hauteur de ce plumage. Le scénario, le dessin, la genèse même de cette BD… Rien ne dénote.
Le titre à rallonge sonne d’emblée comme un prélude, presque un testament. L’aventure qui commence avant même d’avoir ouvert le livre. Dans les premières pages, Edith le raconte elle-même : c’est une magnétiseuse qui, se saisissant d’un planisphère, d’un calendrier et de son pendule, révéla à l’autrice ce que fut l’une de ses vies antérieures. Voilà le point de départ, et quand on réalise ce qu’elle a fait de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler une révélation, c’est d’autant plus incroyable. En effet, elle ne reste pas à caboter le long de cet intitulé a priori aussi rectiligne qu’une autoroute, mais emmène tout ça vers une conclusion tout à fait inattendue. Je ne dirai rien de la fin, mais elle est tout bonnement incroyable. Sur le chemin qui nous y conduit, tout prend un relief assez vertigineux.
Mais le lecteur n’attendra pas la fin pour être séduit et embarqué. On se retrouve immédiatement transporté dans la Suède du XVIIIe siècle. L’ambiance est là, fait notamment d’une palette de couleurs savamment choisie. Les personnages habitent les pages et acquièrent rapidement une densité. Edith prend le temps de les faire évoluer dans le temps. On les sent prendre de l’âge et du plomb dans la cervelle (en ce qui concerne notre Edin Björnsson du moins). La densité est temporelle aussi… Tout le génie d’Edith consiste à suggérer tout cela par la grâce de ce dessin proprement sensationnel, à la fois simple et vivant. Simple mais pas simpliste.
On connaissait son trait, à travers notamment la déjà très réussie Emma G. Wilford, ou Séraphine plus récemment. Mais ici, elle a visiblement franchi un cap. Est-ce cette histoire, et le fait qu’elle soit chevillée à son propre destin qui l’a transcendée ? Quoiqu’il en soit, je me suis arrêté sur chaque image, longuement, je me suis empiffré de ces paysages magnifiques et de ces cieux au lavis devant lesquels je demeurais de longues minutes, suivant chaque trait du regard. Chaque case est forte et contribue à l’ambiance. Les expressions des personnages sont parfaitement rendues. Edith utilise un mélange de techniques très dosé, par touches impressionnistes, et tout s’emboite. Elle parvient à retranscrire la moindre sensation : ivresse, sortie de comas, paysage brumeux, pluie battante, soleil couchant… Un envoutement !
Je terminerai en disant que de ma vie entière de lecteur de BD, c’est bien la première fois que je relis une œuvre sitôt la lecture achevée. Est-ce le fait du goodie inséré dans cette édition qui, à cause du rivet (je devrais plutôt dire grâce à lui ?) qui permet son utilisation, a fini par imprimer accidentellement un intrigant symbole de l’infini sur les dernières pages ? Moi, pèlerin français du XXIe siècle coureur de bande dessinée estomaqué par une autrice de grand talent, j’en reste pantois.
Arnaud Proudhon