Mieux vaut tard que jamais : on a complètement loupé la sortie de Dogsbody, l’album de la « nouvelle sensation » new-yorkaise, 21, en février dernier. Heureusement, deux passages sur scène à Paris nous ont permis de réaliser notre erreur, pardon notre FAUTE, que nous essayons de réparer ici, avant la fin de l’année !
Il y a un gros avantage à avoir totalement raté un album important à sa sortie : on peut lire toutes les critiques, tous les interviews, et en rire (éventuellement) avec le confort offert par le recul. Et puis lister ces éternelles références dont nous constellons les explications que nous tentons de donner pour mieux décrire une musique. Et surtout une musique plutôt nouvelle, non-conventionnelle en tous cas, comme celle de Model/Actriz, que l’on essaie d’expliquer – sans leur faire peur, pour le coup – à ceux qui n’en ont pas encore fait l’expérience. Bon, les journalistes professionnels et amateurs ont cité à propos de Model/Actriz, en vrac et de manière non exhaustive : Jesus Lizard, Liars, Nine Inch Nails, Scott Walker, Wire, KoRn… On en pense ce qu’on en veut, mais au moins ces « références » définissent clairement le territoire parcouru par Model/Actriz, celui des snuff movies, celui des égouts, celui du sexe comme dans un film de David Cronenberg, celui des rituels sadomasochistes, celui des… « fleurs du mal » baudelairiennes, aussi. Celui des fantômes qui rôdent à la lisière de la conscience. Celui des fantasmes aussi d’une culture – la culture US – rongée par la frustration et l’hypocrisie. Celui des traumatismes de l’enfance et des vexations de l’âge adulte. Celui surtout – plus classique finalement – de la difficulté d’aimer.
Mais il faut aussi savoir que les deux concerts donnés cette année à Paris par Model/Actriz ont été décrits par ceux qui ont eu la perspicacité d’y être comme de grands moments de bonheur, toute cette noirceur éperdue se muant en une célébration de la vie, en une fête des sens dégageant occasionnellement une éblouissante lumière. Et que, embauchés par Gilla Band pour assurer leur première partie, Model/Actriz ont régulièrement « volé le show » au nez et à la barbe de leurs mentors, pourtant plutôt respectables quand il s’agit de pousser tous les aiguilles dans le rouge incandescent. Respect !
« I wanted it to feel like my life, as a cabaret: a very earnest, kind of ridiculous, melodramatic, homespun opera. » (Je voulais que cela soit comme ma vie, un numéro de cabaret : un opéra très sérieux, un peu ridicule, mélodramatique et fait maison), a expliqué Cole Haden, le chanteur et compositeur du groupe, lors d’un des interviews donnés à l’occasion de la sortie – acclamée – de l’album. Cette déclaration – une provocation ? – est la dernière qu’on attendrait après quelques écoutes – mi-effrayées, mi-exaltées – de Dogsbody, qui semble pourtant l’expression la plus sincère d’une (jeune) vie pleine de douleur, d’angoisse, d’obsessions, de tourments, de malaise, etc. Qu’est-ce que le cabaret ou l’opéra viennent faire dans ce déversement d’un chaos d’un inconfort parfois extrême ? Ok, Haden cite Cats comme l’une de ses obsessions, on veut bien, mais on a du mal à trouver du Broadway là-dedans, juste un goût – évident, inévitable peut-être ? – pour l’exacerbation et la mise en scène des tourments, pour une imagerie surréaliste, absurde, questionnant les clichés habituels du Rock ! Quand au ridicule, n’en parlons même pas ! Qui peut donc avoir envie de se moquer de ce genre de défilés de blessures ouvertes, d’une telle « Atrocity Exhibition », comme chantait Ian Curtis ?
Il est recommandé, pour ne pas trop vite perdre le Nord, d’aborder l’escalade à mains nues de la montagne Dogsbody par la face « singles » : Mosquito est une tuerie absolue qui évoque les fluides corporels, la jouissance comme un bain de sang, avec ce refrain incroyable qui donne envie de hurler à pleins poumons : « With a body count higher than a mosquito » (Avec un nombre de victimes supérieur à celui d’un moustique). Crossing Guard adopte au contraire une approche dance floor plus accueillante, avant que l’émotion ne culmine dans la voix de Cole Haden : mais c’est sur l’album, quand Model/Actriz l’enchaîne directement avec Slate qu’il prend tout son sens, avec un incroyable pic d’hystérie final.
Si quasiment tous les titres proposent des alternances de moments intenses et d’autres plus calmes, comme « en retrait », si certains, comme Sleepless, plongent dans la pure expérimentation sonore, la beauté de Dogsbody tient aussi à ce qu’il sait intercaler au milieu d’un improbable enchaînement de dérapages incontrôlables deux titres suspendus, où la voix nue de Haden nous brise littéralement le cœur par sa douceur : il y a d’abord Divers, qui pose la question pertinente de « où trouver un sens à son existence » (« I seem to find it, but not within myself » – Il me semble que je le trouve, mais pas en moi !), puis Sun In, qui semble voir le narrateur accepter la réalité de la fin d’une histoire d’amour et trouver une certaine sérénité (« The surfacе of the water crushed / Likе silk in my hand, the sky is shaking out / The stains I left, and it’s / So bright with the sun in my eyes » – La surface de l’eau écrasée / Comme de la soie dans ma main, le ciel tremble / Les taches que j’ai laissées, et c’est / Tellement brillant avec le soleil dans les yeux). Chacun referme une face, dans un tremblement d’émotion.
Encore un album inattendu, offrant une expérience certes « noise » absolue, mais largement indescriptible, qui confirme en 2023 la vitalité de ce Rock que les sourds déclarent morts depuis des décennies déjà. Ou alors, s’il est réellement mort, le Rock a fière allure en zombie indestructible !
Eric Debarnot