Au-delà du thriller d’aventure, cette bande dessinée (labellisée éco-responsable !) nous sensibilise aux beautés de l’océan, mais livre un constat amer : même quand l’Homme prétend pratiquer la transition énergétique, il ne peut s’empêcher de nuire aux écosystèmes.
Eva, ingénieure dans une société d’eco-design, a décidé de prendre le large. Ce n’est pas qu’elle soit malheureuse, non, son salaire est confortable et elle aurait même tout pour être heureuse. Mais d’un caractère indépendant, la jeune femme aspire à vivre en accord avec ses idéaux : « faire un retour à la nature ». Acceptant une mission visant à remettre en service une station météorologique perdue dans la Pacifique, Eva va ainsi vivre une véritable expérience à la Robinson Crusoé. Loin de se douter qu’un tel défi ne sera pas de tout repos…
La Brute et le Divin est une bande dessinée qui s’inscrit totalement dans l’air du temps, jusqu’au parti pris éditorial, avec le souci d’un « impact minimum sur l’environnement » : papier et couverture constitués de fibres recyclés, encres végétales, exemplaires abimés rénovés, à l’exception de la distribution qui n’a pu se faire que par camion (on sait gré à l’éditeur de faire preuve d’une telle transparence). L’auteur lui-même, nous précise-t-on, a suivi « un régime végétarien diversifié et délicieux »… Espérons qu’une telle initiative ne soit bientôt plus une exception et fasse école chez tous les éditeurs, d’autant que cela ne fait aucune différence quant à la qualité de l’objet…
Avec comme point de départ la lassitude professionnelle d’Eva qui rêve d’un métier davantage en accord avec ses convictions écologiques, c’est la quête de sens au sein de l’entreprise qui est abordée, évoquant ce phénomène récent du slow quitting, cette lente démission des salariés ne trouvant plus de satisfaction à accomplir des tâches sans intérêt, dans un monde gangréné par le chaos politique, sociétal et environnemental. En débarquant sur ce caillou du Pacifique Sud où elle a pour mission de réparer la station météo, la jeune femme semble être au paradis, exactement là où elle rêvait d’être alors qu’elle se morfondait dans son open space. La mer y est limpide, la faune et la flore sont foisonnantes. Hélas, l’enchantement sera de courte durée. Après s’être blessée en réparant sa cabane, Eva va vivre une succession de galères qui va rapidement tourner au cauchemar. La situation va encore se corser quand elle sera recueillie, après avoir échappé de justesse à la noyade, par un navire d’exploration minière des fonds sous-marins qui a décidé d’accoster aux abords de la petite île. Comme on s’en doute, le projet du groupe Alphamet, propriétaire du bateau, va entrer en contradiction avec son attachement au site, non sans entraîner quelques frictions…
On ne va pas se mentir, la narration, sous son propos écolo qui a le mérite de nous sensibiliser à l’exploitation minière des terres rares nichées dans les fonds océaniques, censée faciliter la transition énergétique (et pourtant la prochaine grande menace pour l’écosystème marin !), reste un peu simpliste. Souhaitant vraisemblablement toucher un large public, Léonard Chemineau a opté pour le récit d’aventure, avec ses traditionnels méchants : le directeur de la mission, qui se révélera n’être qu’un prédateur cupide sous ses airs avenants, et le chef de la sécurité, dont on ne comprend pas très bien comment il peut être si méchant ! Par ailleurs, on se demande comment la jeune héroïne (qui bien sûr ne mourra pas) réussit à survivre après toutes ses galères qui s’enchaînent plus vite que l’extinction des espèces ces dernières décennies, mais après tout, telle est la fonction du registre choisi.
En revanche, on est tout à fait séduit par l’aspect graphique magnifiant la beauté de l’atoll où séjourne Eva, nous sensibilisant un peu plus à la fragilité de notre « maison » commune et la nécessité de la protéger. La nature exulte sous le pinceau de Chemineau, qui nous offre quelques gourmandises visuelles en nous plongeant dans les fonds marins (cette cathédrale de corail !) ou en représentant la luxuriance des plantes et des animaux exotiques, le tout servi par une très belle mise en couleurs rehaussée à l’aquarelle. Le trait franco-belge très contemporain reste énergique et le cadrage précis, collant parfaitement au tempo d’un récit qui ne comporte aucun temps mort.
Sans être remarquable, La Brute et le Divin reste une BD de bonne facture, méritant même une place sous le sapin. L’auteur, qui a connu un certain succès avec La Bibliomule de Cordoue il y a deux ans, précise que le livre était « en germe depuis de nombreuses années ». Il s’agit donc bien d’une œuvre réalisée avec le cœur. Le lecteur, lui, saura assurément percevoir toute la sincérité et la générosité de ce bel hommage à Dame Nature.
Laurent Proudhon