A l’heure des bilans de fin d’année, admettons que nous avons eu tort de ne pas parler du Tracey Denim de bar italia, leur premier album relativement « professionnel », auquel beaucoup de gens se sont attachés… Mais qui génère aussi beaucoup de débats… Faisons le point !
Résumons d’abord ce que nous savons de bar italia : il s’agit d’un trio constitué de l’Italienne Nina Cristante et des Anglais Sam Fenton et Jezmi Tarik Fehmi, qui officient également sous le nom de Double Virgo, fréquentant les milieux de l’avant-garde branchée londonienne, en particulier le producteur Dean Blunt. Depuis quelques années, ils publient des chansons sur le mode lo-fi, avec une posture farouchement anti-commerciale, jusqu’à attirer l’attention du fameux label Matador sur lequel ils sortent leur troisième album, qui est en fait leur premier disque « professionnel », Tracey Denim (jeu de mot abscons autour du nom de Tracey Enim, artiste localement célèbre dans le domaine de l’Art Contemporain). Il faut aussi savoir que suivra en septembre la parution – très rapide, donc – d’un autre disque, The Twits, dans le même registre, en plus « rock » et moins convaincant !
La lecture de ce CV résumé, la fréquentation de leur concert parisien, et l’écoute studieuse de Tracey Denim permettent rapidement de saisir le débat qui fait rage – enfin, dans un cercle encore réduit de fan de post-punk, indie rock, noise, etc. – quant aux qualités et aux défauts de bar italia.
Les défauts sont évidents : voici trois étudiants snobinards, à la posture quasiment autiste sur scène, refusant systématiquement toute communication quant à leur musique, hormis quelques déclarations inintéressantes de Nina à la presse. 99% de la musique qu’ils jouent est une resucée directe du rock des eighties ou des nineties, et on s’amusera à lister, à chaque morceau qu’ils jouent, les références évidentes : de Cure à New Order, de Sonic Youth à My Bloody Valentine, en débutant, c’est une énorme évidence, par le Velvet Underground. Et bien sûr, dans la droite ligne du Velvet, ils chantent (parfois même affreusement) faux et jouent plutôt mal des morceaux dont ils ont l’air de se contreficher complètement. Des morceaux à peine composés, pas vraiment structurés, joués et enregistrés sous forme de brouillons mal dégrossis, quasiment jetés en pâture au public avant de passer, très vite, à autre chose. Autant dire qu’on a affaire à des têtes à claques de premier ordre, comme la Perfide Albion adore en produire.
Mais les qualités de bar italia, telles qu’on peut les entendre sur Tracey Denim, sont tout aussi évidentes, et comme c’est quasiment toujours le cas, elles sont la face lumineuse des défauts listés ci-dessus. En introduction l’aérien guard fait très musique de film indie (certains ont cité les films de Hal Hartley, et c’est une analogie parfaite, on imagine bien Hartley utilisant bar italia pour illustrer ses histoires d’amour modernes et décalées !). Avec Nurse!, on entre dans le vif du sujet – et par là même dans ce qui est probablement le meilleur titre de l’album : l’ambiance reste flottante, on fait connaissance avec les références « noisy pop » du groupe, recyclées ici dans un esprit lo-fi qui fonctionne parfaitement bien, le tout s’épanouissant en un crescendo émotionnellement irrésistible, avant de se déliter élégamment.
Punkt bénéficie d’une mélodie plus mémorisable que la majorité des titres de Tracey Denim : le chant « amateur » (ou plutôt régulièrement faux, n’ayons pas peur de l’écrire) qui fait le charme du groupe s’épanouit pleinement – et rebutera donc certainement ceux qui ne sont fans ni de Moe Tucker, ni de Galaxie 500. Justement, on aurait très bien vu my kiss era sur un album de Galaxie 500, et croyez-nous, c’est un sacré compliment qu’on fait à bar italia. Avec F.O.B., on descend d’un cran en qualité par rapport aux quatre titres précédents : sur des guitares qui tantôt carillonnent, tantôt bourdonnent, voilà que nos dilettantes élèvent la voix, comme en état d’ébriété avancée. Dans un registre similaire, Sonic Youth faisait cent fois mieux… Missus Morality nous envoûte déjà plus, même si le recours à la succession de calme et de pics quasiment héroïques (on imagine bien qu’on chantera tous en chœur le refrain : « So give up your dreams and come this way / You don’t belong where you are / You don’t even mean what you’re trying to say / You just forgot who you are » – Alors abandonne tes rêves et viens par ici / Tu n’as pas ta place là où tu es / Tu ne penses même pas ce que tu essaies de dire / Tu as juste oublié qui tu es). Yes i have eaten so many lemons yes i am so bitte (voulaient-ils écrire « bitter » ?) est le premier titre légèrement swinguant de l’album – on va dire plutôt qu’il nous fera légèrement « onduler » au son de la basse – et illuminé par un véritable solo de guitare. changer peut être écouté comme une sorte de clin d’œil au Cure des années 90 : vocaux dépressifs et guitares d’époque, et ça fonctionne encore, pour notre plus grand plaisir.
Il faut reconnaître par contre que, si l’album dans sa première moitié est d’excellente tenue, et pourrait prétendre à une sélection dans le Top 10 2023, sa seconde partie (sa seconde face) est moins réussie. On notera quand même Clark, qui reprend avec une grâce indéniable une formule mise au point par New Order dans sa période la plus rock, et surtout le final de maddington, plus « énergique » que ce qui a précédé et dans lequel des synthés font entrer un peu de lumière : c’est là un final rassérénant, qui confirme en outre que le groupe a même un potentiel « commercial ». Potentiel qu’ils ne souhaitent probablement pas exploiter.
Eric Debarnot