Et si, dans les toutes dernières semaines de l’année, alors que tout le monde ne pense plus qu’aux fêtes de fin d’année, était sorti non pas un blockbuster en rouge et vert, mais bel et bien l’un des films les plus émouvants et les plus intelligents de 2023 ? Trop tard pour les Top 10… mais ce n’est pas une raison pour ne pas courir voir Past Lives, une merveille !
Un film qui commence par sur une chanson de Leonard Cohen – alors que le père Nora, petite fille coréenne, commence à faire ses cartons pour quitter définitivement Séoul et immigrer en Amérique du Nord (« il y a ce qu’on abandonne, mais il y a aussi ce qu’on va trouver ») -, et qui se clôt (presque) sur une chanson de John Cale – alors que le triangle amoureux formé 24 ans plus tard par Nora, Hae Sung et Arthur prend la mesure, dans un bar de Manhattan, de ce qu’ils vivent -, ne peut pas être mauvais. Le problème est plutôt qu’il est merveilleux, tant par la profondeur des émotions qu’il génère en dépit de sa pudeur et sa légèreté exquise, que par l’intelligence avec lequel il aborde le sujet, tellement actuel, de l’émigration, du déracinement, et de l’adaptation : on a peur que ce film, exceptionnel, passe un peu inaperçu, malgré des critiques extrêmement favorables, dans le chaos de la fin d’année, alors que même les cinéphiles considèrent que tout est bouclé, puisque leurs fameuses « listes » sont terminées, partagées, publiées.
Past Lives (titre original qui fait plutôt référence à nos « vies antérieures » dans la philosophie bouddhiste de la réincarnation) raconte une histoire d’amour qui n’a pas lieu (non, ce n’est pas un spoiler, ou si peu…), mais qui est pourtant au centre de la vie d’un couple séparé entre New York et Séoul… Non, c’est plus compliqué, et plus subtil et riche que ça : Past Lives explique les « sacrifices » que l’on doit faire pour réaliser ses rêves (recevoir un Prix Nobel, ou simplement un Pulitzer si l’on est autrice coréenne…) et vivre pleinement sa vie, dans un univers mondialisé où la Corée est trop petite pour compter face aux Etats-Unis ou à la Chine… sans que finalement, ce soient là vraiment des sacrifices, puisque la vie est vécue, et bien vécue. Ou encore, parce que c’est là l’un des éléments les moins conventionnels du film, aussi romantique soit-il (et il l’est, d’une manière qui évoque même le sublime des grands films de Wong Kar Wai) : Past Lives reconnaît que l’amour, c’est peut-être surtout la confiance et la fidélité de la personne qui attend l’autre (« celle qui part / celle qui reste ») alors que tout dans le cosmos, même les cycles de la réincarnation – ce fameux « inyeon » – conspire contre son couple… Mais Past Lives parle aussi de ce qu’est être « étranger », « immigré », au XXIème siècle, loin de ses racines, loin de sa langue, loin de son destin tel qu’il semblait tracé : amputé d’une partie de soi-même, symbolisée par cet amour devenu impossible, et pourtant totalement entier et accompli… Parce que rien n’est simple – comme dans une rom com que nous aimerions que Past Lives soit – et rien n’est écrit. Heureusement.
Voici donc l’histoire de Seung Ha Moon et Hae Sung, deux enfants brillants qui s’aiment et rivalisent au collège, à Séoul. Mais les parents de la petite fille ont décidé d’émigrer au Canada, et l’idylle naissante sera tuée dans l’œuf. Douze ans plus tard, Nora (de son nom occidental) et Hae Sung reprennent contact via Internet, réalisent que leur amour n’est pas une tocade enfantine, est bien réel. Mais, aussi, impossible. Douze autres années plus tard, ils se retrouveront enfin face à face, alors que chacun a fait, d’une manière ou d’une autre, l’expérience du couple…
Si l’interprétation des trois acteurs – que l’on découvre ensemble dans un même plan interrogateur pour une introduction fûtée – est totalement incarnée, c’est la mise en scène de la débutante (elle n’était que scénariste jusqu’à présent) Celine Song qui fait de Past Lives une réussite : par l’intelligence avec laquelle Song place ses personnages dans la ville (Séoul ou New York, avec quelques plans « touristiques qui font merveille), par la fluidité de leurs mouvements d’une pièce à l’autre ou d’une rue à l’autre, par la juste distance que la caméra adopte pour capturer des émotions ténues sans les froisser, même face à un écran d’ordinateur, elle fait de son film une expérience sensorielle et émotionnelle quasiment parfaite pour son spectateur.
Eric Debarnot