C’est l’un des secrets les mieux gardés du moment, c’est aussi le genre d’OVNI dont l’apparition inopinée ravive notre foi en la musique, ou plutôt dans ce Rock que l’on dit mourant depuis près de 30 ans. C’est un groupe australien – oui, encore ! – qui s’appelle Fingerless, et qui, avec son incroyable Life, Death, & Prizes, nous offre le plus beau cadeau possible de cette fin d’année…
Vous en avez plus qu’assez d’écouter de la musique en jouant au jeu des étiquettes (du post-punk, du psyché, de l’ambient, de l’indie rock, de la pop ou tant d’autres encore, servant à dissimuler le fait que le Rock a perdu toute universalité depuis longtemps) ? Vous avez soif de disques qui sortent des sentiers battus ? Vous avez remarqué, bien entendu, que l’Australie et la Nouvelle Zélande sont les pays d’origine d’une grosse partie des artistes et des groupes majeurs de cette décennie ? Parfait ! Aujourd’hui, nous allons parler de Fingerless, un trio de Brisbane, que personne ne connait encore, alors qu’ils sont en activité depuis plus d’une décennie, et surtout qu’ils produisent l’une des musiques les plus excitantes du moment, comme en témoigne leur quatrième album – mais le premier réellement enregistré dans des conditions professionnelles -, Life, Death, & Prizes, sorti cette année dans une indifférence générale assourdissante.
Il faut reconnaître que Life, Death, & Prizes n’est pas facile à présenter, et encore moins à vendre. La maison de disques, 4000 Records, fait pourtant de son mieux dans ses explications vaguement embarrassées – nous citons dans le texte : « This is a genre-bending album about, well, life, death, and other prizes. Featuring futuristic sci-fi folk pop about AI and human emotions, medieval-inspired love and death ballads, glam rock stompers about planned obsolescence, and psych freak-outs. » (Il s’agit d’un album qui révolutionne les genres, qui parle… la vie, la mort et d’autres prix. Avec une pop folk de science-fiction futuriste sur l’IA et les émotions humaines, avec des ballades d’amour et de mort d’inspiration médiévale, des stompers glam rock sur l’obsolescence programmée et des paniques psychédéliques.). On ne saurait mieux dire !
Alors, autant écouter ces huit chansons qui pourraient bien changer notre perspective sur l’année musicale 2023 : « Hello you’ve been forgetting something / … / Skin folds hey we’ve all been there / Take your time but here comes a big surprise / You’re gonna die ! » (Bonjour, tu as oublié quelque chose / … / La peau qui plisse, nous sommes tous passés par là / Prends ton temps mais voici une grosse surprise / Tu vas mourir !). Mon dieu, malgré le titre brutal, ce n’est ni plus ni moins que du folk, avec voix éthérée et guitare précieuse, et avec un brin d’exotisme, même s’il y a de temps à autre une sorte de choc sec au fond, inquiétant ! Et la mélodie de You Are Going To Die est superbe. Le riff de guitar heavy de Truth – à la Ty Segall – ouvre une chanson faussement rêveuse, où le chant de Marc Cheeseman évoque tour à tour l’ample lyrisme romantique des Doors et l’émotion noire et plus retenue d’un Richard Hawley, dans une atmosphère cinématographique (c’est à dire qui fait naître toutes sortes d’images dans notre tête…). Scarborough est une ballade folk-blues vaguement psychédélique à la mélodie imparable quand il s’agit de faire une infinie mélancolie en notre cœur : le titre et le texte évoquent évidemment la ballade traditionnelle Scarborough Fair, et il y a clairement des sonorités médiévales là dedans, une grandeur quasi épique qui naît et croît au fur et à mesure que la chanson prend son envol : l’hypothèse d’une filiation prog rock se dessine, et, contre toute attente quand on utilise ce qualificatif qui reste encore trop péjoratif, c’est superbe. Get My Money Back est l’un des titres les plus immédiatement jouissifs de l’album, les plus « rock » aussi : dans une atmosphère sombre, lyrique et mystérieuse qui rappellera aux plus anciens le génie de leurs compatriotes The Triffids, voilà que se déploie un blues rock psyché qui semble chanté par Marc Bolan et est traversé par une guitare twang et des soli de wah-wah brûlante. Un titre parfait, immense même !
Leaf Of Stone a été présentée par Cheeseman comme une chanson sur la résilience humaine, et sur la manière dont passé et futur se combinent dans chacune de nos décisions, même les plus futiles : c’est une autre superbe composition lyrique, qui réussit en effet à mêler des sonorités 60 et 70 avec une atmosphère apocalyptique éminemment contemporaine. Sympathetic Love associe d’une manière inhabituelle une mélodie folk lumineuse avec des vocaux futuristes, déformés et vaguement inquiétants : c’est que Cheeseman dresse un parallèle entre les relations humaines et les systèmes informatiques complexes, comme l’Intelligence Artificielle. C’est tordu, nous direz-vous ? Oui, mais détendez-vous, c’est aussi magnifique. Compare The Feelings marque un retour au Rock, avec des pics bruyants et psychés qui pourront évoquer un King Gizzard, même si le fond de la chanson est fondamentalement du Rock seventies, entre Led Zep et Jethro Tull, si l’on veut. Alors que la musique reste entraînante, le texte de la chanson est particulièrement sombre, pessimiste et douloureux : « I hear darkness, it sounds red / Burn my hands but now the sun’s dead / Wash my feet in the flames red / Listen to me / Tell me how it makes you feel » (J’entends l’obscurité, ça sonne rouge / Brûle-moi les mains, mais maintenant le soleil est mort / Lave moi les pieds dans les flammes rouges / Écoute-moi / Dis-moi ce que ça te fait…). L’album se termine par Tambourine Addict Who Plays The Drugs, un hommage psychédélique au joueur de tambourin du Brian Jonestown Massacre, un titre publié en 2019, qui monte peu à peu en puissance et nous laissera repus au milieu d’une orgie sonore qui prendra tout son sens sur scène.
L’existence de ce disque relève un peu du miracle : sa création a démarré il y a quatre ans, alors que Fingerless était un quatuor, comprenant en plus du trio actuel (Marc Cheeseman, Warwick Epiha et Jonny Pickvance) Zara Bennett – dont la photo, à 4 ans, figure sur la pochette de l’album – aux claviers : elle a quitté le groupe depuis… L’enregistrement, en mode « live en studio », s’est étalé sur plusieurs années au fil de jams, interrompues par la pandémie et le confinement, et ce long long labeur d’amour est sans doute largement responsable d’une perfection formelle évoquant plus le « classic rock » des seventies, et parfois le rock progressif, que la furie garage punk populaire ces dernières années.
Oui, quel long chemin il a fallu que Fingerless parcourent pour nous offrir aujourd’hui ce cadeau rare qu’est Life, Death, & Prizes ! Profitons-en, et réjouissons-nous !
Eric Debarnot