Une éducation orientale voit Charles Berberian se pencher – pour la première fois en BD – sur son passé et sur quelques épisodes de sa vie familiale, particulièrement à Beyrouth. Formellement magnifique et régulièrement émouvant, voici un livre qui souffre malheureusement d’une indéniable superficialité…
On est 2020. Comme la plupart d’entre nous, Charles Berberian est confiné. Il s’ennuie, un peu, il réfléchit, il imagine un futur différent, il repense à son passé, son enfance au Liban en particulier. A la différence de la plupart d’entre nous, Charles Berberian est un artiste, il se met donc à plancher sur ce qui va devenir ce livre : une éducation orientale, un méli mélo de ruminations un peu banales de confiné et de souvenirs émus de Beyrouth, la ville où il n’aura vécu que quelques années, mais qui, pourtant, est celle qu’il porte dans son cœur.
Ce qui frappe à la lecture de une éducation orientale, c’est à quel point ce livre est formellement remarquable : l’assemblage de dessins, de peintures, de photos, de styles graphiques différents donne une fantastique impression de créativité, de vitalité, qui fait d’ailleurs quelque part écho avec la sensation de chaos grisant que les amoureux de Beyrouth décrivent quand ils parlent de cette ville martyrisée et pourtant toujours debout, toujours énergique, toujours gaie. Certains se plaindront sans doute que cette forme non conventionnelle rend parfois la lecture difficile, et il est vrai qu’il faut prendre le temps de savourer certaines pages de toute beauté, plutôt que d’essayer de dévorer les 160 pages du livre à toute allure. D’autres regretteront qu’il n’y ait pas une logique plus évidente reliant la forme choisie pour une page et son contenu : le livre aurait certainement été plus impactant si Berberian avait plus conceptualisé son approche graphique, et l’avait mise au service de son récit, mais on comprend bien que les pages ont été construites de manière relativement instinctive, comme une sorte d’expérimentation de la part d’un auteur qui a utilisé les circonstances (le confinement, l’angoisse du Covid…) pour sortir de sa zone de confort.
Plus problématique en fait est la manière dont Berberian traite ses souvenirs, en mettant en avant l’émotion – ou plutôt des émotions « classiques » telle que la nostalgie, l’amour d’une grand-mère, la rivalité et la complicité entre deux frères – au détriment de la réflexion, de la mise en perspective de sa propre vie par rapport aux désastres successifs qui ont accablé, et quasiment détruit Beyrouth (la longue guerre civile, la terrible crise économique, l’explosion dévastatrice du port). On est certainement injuste en écrivant ça, le projet n’étant pas de livrer un état des lieux politique et social, comme dans les livres de Guy Delisle, ou comme dans le magistral Arabe du Futur de Riad Sattouf. Mais c’est inévitablement à ce dernier « monument de la BD » que l’on se réfère inconsciemment quand on lit une éducation orientale : la comparaison est cruelle (même si, comme on l’a dit, sans doute imméritée), mais là où Sattouf est polémique, là où il est profond, là où il va chercher la douleur pour révéler l’humanité, Berberian reste flou, lénifiant et superficiel. Dans la famille Berberian où les liens familiaux semblent finalement assez distendus (le grand-père parti en Jordanie sans donner de nouvelles, les parents laissant leurs deux enfants à la garde de la grand-mère), dans une ville où la guerre civile fait rage, nul traumatisme, nul ressentiment, nul peur réelle : on a du mal à y croire, et on mettra sur le compte de la pudeur de l’auteur ces non-dits fort compréhensibles. Quant à la situation politique, à ce nœud de serpents qu’est le Liban où s’affrontent les religions et les partis dans une atmosphère de corruption généralisée, Berberian y fait certes allusion, mais botte rapidement en touche…
Au final, nous voici donc devant un livre absolument magnifique formellement, distillant de beaux moments d’émotion, mais terriblement lisse. Un livre qui ne prend pas de risques, et ne nous apprendra pas grand chose, ni sur le Liban, ni sur Berberian.
Une occasion manquée.
Eric Debarnot