Après avoir touché le fond de sa carrière, Bowie tente de remonter à la surface en envoyant du lourd avec le « groupe » Tin Machine. Le naufragé des années 80 pouvait-il vraiment sortir de l’eau chargé d’une telle enclume ?
Etoile perdant de son éclat, l’alchimiste David Bowie veut purger ses « années Phil Collins » et changer le plomb en or. Au terme d’une tournée grandiloquente, englué dans une nasse commerciale, il doit sauver sa peau avec du sang neuf. Ce fut tout d’abord le jeune guitariste Reeves Gabrels dont l’épouse travaillait sur le Glass Spider tour. L’échange d’une cassette amorça le travail des deux hommes – qui écoutent alors du rock indépendant US comme les Pixies – sur de vieilles chansons (Look Back In Anger) et de nouvelles compositions. Ils ne vont plus se quitter de la décennie. Quant aux frères Sales, ces durs à cuire les rejoignirent à la basse et à la batterie. Bowie connaissait le duo depuis l’album Lust For Life enregistré par Iggy Pop et depuis la tournée de 1977. Il savait à quoi s’en tenir… et il ne fut pas déçu. On parla à leur sujet des “couilles“ du groupe tandis que Bowie et Reeves en incarnaient ”le cerveau » pour rester dans la classe de certains textes du disque à venir. Autre musicien de l’Iguane, le guitariste Kevin Amstrong participa aussi aux enregistrements. Jadis très soucieux de son ego, Bowie se fond désormais dans le nouveau groupe et refuse les interviews sans ses camarades, se braquant même avec des journalistes lorsque ces derniers tentent de l’interroger sur son passé. Jeu de dupes en réalité. Qui aurait vraiment parié sur Tin Machine sans Bowie en frontsinger ?
Désormais chanteur à barbe, Bowie prend la pose l’air de rien parmi ses camarades sur la pochette de Sukita (“Heroes”). Le calme avant la tempête… La pochette arrière de Ziggy Stardust indiquait : “To be played at maximum volume”… C’est déconseillé en l’occurrence. La première écoute m’obligea à calmer mon ampli… Pendant une heure, quatorze titres s’alignent à la suite dans un fracas tapageur sans fioritures, en son quasi live. Les chansons furent enregistrées à l’ancienne en simultané pour la voix et les instruments, les textes à l’avenant, et souvent improvisés. Chant, basse, guitares, batterie, what else ? Quelques aspirines plus tard, le bilan du groupe en ferraille est sans appel : c’est brutal, rugueux et bruyant. L’écoute au casque est à vos risques et périls… On a une pensée émue pour les fragiles ayant acheté le disque sur le souvenir de Never Let Me Down. Les membres de Tin Machine nous font clairement une crise de la quarantaine : ça défouraille et ça mitraille, c’est du virilisme bien énervé ! Les femmes et les enfants d’abord… ça tape clairement sous la ligne de flottaison. Bowie a jeté par dessus bord le raffinement et la sophistication de ses grands albums. Le groupe enregistra alors près d’une quarantaine de titres, Gabrels affirmant même qu’il y avait de quoi sortir un double album (non merci !). Le premier opus de Tin Machine aurait surtout gagné à ramasser son énergie primaire sur les meilleures compositions. Une épure nécessaire au lieu de nous infliger un défilé surchargé d’une bruyante monotonie. Au passage, la voix de Bowie fait quelquefois mal à entendre… Il n’est pas un gueulard et cela s’entend.
Heaven’s Here ouvre le feu. Ca commence bien sur un ton blues, c’est sec et tendu mais ça brouillonne à la fin. Puis le titre éponyme surjoue le rock protestataire et très énervé, où la voix de Bowie semble même un peu à court, donnant l’impression d’un titre bâclé pour finir sur un ridicule “dooby dooby dooby” qui tombe à plat. On commence à avoir des sueurs froides… Prisoner of Love sauve la mise. Une chanson idéale pour Iggy Pop ? Bowie chante avec une vraie tension sur des guitares et des chœurs accrocheurs. Pompé sur le Wild Things des Troggs, Crack City dénonce les ravages de la drogue. C’est direct et nerveux, avec quelques jurons au passage sur un texte brut de décoffrage. Enregistré en une prise, I Can’t Read est le sommet torturé de l’album. Bowie chante de manière distanciée sur un paumé attendant en vain son quart d’heure de célébrité warholien avant de finir sur des cris très explicites. Une reprise acoustique du titre quelques années plus tard confirmera la qualité de la composition. Under The God est un rock garage rageur dénonçant la montée d’un nouveau fascisme, mais qui reste banal et convenu. Balade sentimentale, Amazing repose enfin. La reprise tonitruante du Working Class Hero de John Lennon s’impose comme la démonstration implacable de la batterie fracassante de Hunt Sales (« Il est le batteur le plus bruyant avec lequel j’ai jamais travaillé. Je suis presque devenu sourd au cours des deux premiers jours. » dixit Amstrong). On ne s’arrête pas sur un Bus Stop trop anecdotique. Avec une mélodie simpliste, Pretty Thing ne l’est pas moins, avec un texte très premier degré, qui tape en dessous de la ceinture (« Quelque chose qui devient dur quand tu le fais bouger », ou une allusion foireuse sur Madonna, entre autres). Bowie parlera plus tard d’une « chanson idiote. » Les derniers titres font office de remplissage manifestement inutile : Video Crime ne fut jamais joué en live, Run lasse un peu, Sacrifice Yourself et Baby Can Dance s’éternisent en vain et tournent en rond sans convaincre.
Julian Temple réalisa un film promotionnel de 13 minutes mettant en vedette le groupe dans un pseudo concert avec des extraits enchainés de neuf chansons. On se dirait dans un bastringue très factice, une sorte de rock and roll circus. Video Crime invite sur la scène un danseur, deux boxeuses et un petit singe qui interrompt la performance en débranchant l’électricité… Une sacrée farce… Sur d’autres titres des figurants simulent des bagarres en bousculant les membres du groupe qui jouent (mal) les bad boys. Pas loin d’être aussi ridicule que Mickael Jackson semant la terreur (vraiment ?) dans le métro sur le clip Bad. Un farfelu saute même au dessus de Bowie assis sur le bord de la scène… Bouh…
Les critiques et le public restèrent sourds au bruit de Tin Machine, groupe de second ordre. Les ventes ne furent qu’un feu de paille, surtout aux Etats-Unis, si bien qu’EMI décida de refiler son contrat à d’autres labels. Ce reset fut pourtant bénéfique pour Bowie qui retrouva l’envie… Quant aux fans, ils durent prendre leur mal en patience encore une fois… et moi un dernier cachet d’aspirine à cause de ce foutu mal de tête…
Amaury De Lauzanne