Il n’aura fallu que deux romans pour que S. A. Cosby s’impose aux côtés de David Joy comme l’une des voix les plus importantes du polar américain d’aujourd’hui. En cette rentrée 2024, les éditions Sonatine publient Le Sang des innocents, nouveau rural noir impeccable qui confirme le talent du romancier.
L’édition française du Sang des innocents propose une brève préface de David Joy dans laquelle l’écrivain présente le nouveau livre de S. A. Cosby comme « un roman de poids ». A travers cette expression, il revient sur la dimension politique et sociale du roman noir, un genre qui ausculte notre monde pour en révéler tout ce qui y dysfonctionne. Et il est vrai que l’œuvre de S. A. Cosby est solidement ancrée dans la société américaine contemporaine. Dans son premier roman, Les Routes oubliées, il s’intéressait à l’Amérique des déclassés, ceux qui vivent dans des mobil-homes et qui tentent tant bien que mal de se maintenir la tête hors de l’eau. Puis, il y a eu La Colère, formidable polar sur les discriminations et le racisme qui gangrènent encore et toujours le Sud des États-Unis. En cette rentrée 2024, il revient avec Le Sang des innocents, nouvelle réussite qui creuse le même sillon, en conjuguant une narration diaboliquement efficace et un regard d’une grande lucidité sur son pays.
Charon est une petite ville de Virginie, plutôt paisible, mais qui peine à se libérer des archaïsmes et des idées rétrogrades, voire franchement nauséabondes, d’un certain nombre de nostalgiques d’une époque pourtant révolue. Titus Crown, ancien agent du FBI, est revenue à Charon, la ville de son enfance, à la suite d’une affaire qui a mal tourné. Il y est devenu le premier shérif noir, bien décidé à se montrer exemplaire dans l’exercice de ses fonctions. Si les tensions sont nombreuses entre ceux qui le soutiennent et ceux qui désapprouvent son élection, Titus s’évertue à faire de son mieux. Tout bascule le jour où un jeune Noir pénètre dans le lycée de Charon et y tue M. Spearman, l’un des professeurs les plus populaires de l’établissement. L’adolescent est finalement abattu par les hommes de Titus… Enième fait-divers de ce type dans un pays qui ne les compte même plus ? Rien n’est moins sûr car Titus découvre très vite que Spearman cachait de terribles secrets et qu’un tueur particulièrement sadique sème la mort à Charon depuis de longues années… La traque peut commencer.
Le Sang des innocents repose sur un canevas narratif assez classique. On y retrouve le policier traumatisé en quête de rédemption, le tueur sans pitié qui sème les cadavres derrière lui, les secrets profondément enfouis… Tous les ingrédients du thriller sont réunis et sans le talent de S. A. Cosby pour les doser à la perfection, sans doute la recette serait-elle un peu fade et sans saveur.
Mais au-delà de son indéniable savoir-faire, S. A. Cosby s’illustre à nouveau par sa capacité à dépeindre la société américaine : ici une petite ville engoncée dans des idées, des convictions ou des pratiques auxquelles certains ne veulent pas renoncer. Dès lors, Le Sang des innocents séduit par sa capacité à saisir des personnages et un lieu, une sorte de microcosme d’une Amérique pétrie de contradictions. Titus apparaît comme le catalyseur de toutes les tensions : les suprémacistes rêvent de le voir chuter, certains militants noirs le considèrent comme un traître. Aussi n’a-t-il d’autre choix que d’être irréprochable, alors qu’il est lui-même dévoré par la culpabilité et écrasé par le poids de ses responsabilités. Personnage attachant, Titus est ainsi le protagoniste d’un thriller que S. A. Cosby a décidé d’écrire à la suite du meurtre de George Floyd. Dans le dossier de presse, il confie avoir voulu écrire sur « le maintien de l’ordre en Amérique », tout en cherchant à parler « de religion, de race et du sentiment de perte ». Ce défi – traiter de thèmes éminemment complexes dans une forme ultra codifiée –, S. A. Cosby le relève une nouvelle fois. Ce faisant, il confirme ce dont on se doutait déjà : il est bien l’une des voix les plus intéressantes du rural noir contemporain.
Grégory Seyer