Richard Lange s’est fait connaître il y a une quinzaine d’année avec un recueil de nouvelles remarquables, une écriture au couteau, à la serpe, qui appartient à cette tradition (typiquement) américaine noire, sombre, brute et brutale. Il revient avec une histoire de vampire, entre roman de genre (gothique et thriller), étude de mœurs, histoire de famille et d’amour. Une histoire saignante, haletante. Impossible à lâcher.
Il y a plusieurs années, Jesse est tombé amoureux. De Claudine. Ils ont passé ensemble des moments incroyablement merveilleux. Cela a duré, un peu, pas si longtemps que ça, pas assez longtemps. Et tout s’est brutalement arrêté quand Claudine a été brûlée vive. La fin du bonheur pour Jesse, mais pas la fin de la vie. Jesse aurait bien aimé mourir, disparaître, tant la perte de Claudine lui était insupportable. Mais c’est difficile pour lui (plus que pour un grand nombre d’êtres humains) : Jesse est un vampire. Et ces vampires-là, ces vagabonds-là comme les appelle Richard Lange, ne meurent que dans des conditions très particulières ; en l’occurrence si on leur plante un pieu dans le cœur, si on leur coupe la tête ou s’ils sont exposés à la lumière du soleil. Ceci mis à part, ils sont indestructibles, se remettent facilement des blessures les plus graves et, en apparence, ne vieillissent pas. Donc Jesse a continué de porter son malheur avec lui. Un fardeau assez lourd, auquel s’ajoute la charge de son frère Edgar, un grand gaillard un peu simple d’esprit et un vampire comme lui. Alors Jesse et Edgar parcourent les États-Unis, volent et tuent quand le besoin s’en fait sentir (pour avoir une dose de sang frais, par exemple).
Jesse et Edgar mènent donc une vie triste, lasse, d’une monotonie exaspérante. Jusqu’au jour où Jesse croise Johona, une fille qui lui rappelle Claudine de manière surprenante. Ce pourrait être elle, tellement qu’il tombe de nouveau amoureux. Et l’emmène avec elle dans leur errance, pour quelques jours seulement, dit-il. Mais, même pour quelques jours seulement, c’est une mauvaise idée. Les histoires d’amour finissent mal, en général… Surtout parce que Jesse veut à tout prix défendre celle qu’il aime. Il va se retrouver aux prises avec un gang de bikers-vampires, un traqueur de vampires – qui cherche à venger son fils vidé de son sang et tué par un de ces vampires/vagabonds. Et cela va même finir par énerver son frère. Ultime erreur. Ultime faux pas. Jesse partira dans la lumière, soulagé d’en finir avec cette vie qui n’en finissait plus. Heureux d’aller retrouver Claudine.
Dans un style à la fois sobre et dépouillé, direct et brutal, Richard Lange nous raconte évidemment, d’abord, une histoire de vampires, une course poursuite avec ses combats, ses morts et des litres d’hémoglobine. Une histoire étonnamment crédible, qui tient en haleine du début jusqu’à la fin, quasiment sans gras, sans développement inutile. Mais Les vagabonds est davantage qu’une histoire de vampires. Ils nous parlent de déclassés, de marginaux, de gens qui ne peuvent vivre normalement. Ces deux frères, le gang de bikers, ceux qui les chassent pour les tuer, ne peuvent vivre que la nuit, passant de motel dégueulasse en diner pourri, sans se faire remarquer – difficile de mener une vie tout à faire normale pour un vagabond. L’Amérique de ces vagabonds est celle des banlieues pourries, de la pauvreté et de la misère. Une Amérique qui fête le 200ᵉ anniversaire du pays – le roman se déroule fin juin-début juillet 1976 – mais les festivités qui se préparent ne sont pas pour eux. Le bicentenaire, « Jesse s’en fout royalement. Son pays à lui n’a ni drapeau, ni hymne, ni choristes vêtus de rouge, blanc et bleu. C’est une terre dévastée où des âmes en pleine traquent d’autres âmes en peine. » Cette « terre dévastée », c’est celle des États-Unis d’Amérique. Ces « âmes en peine », ce sont les marginaux, les pauvres, ou plus précisément les déclassés qui ne peuvent survivre qu’en se battant contre d’autres marginaux, pauvres. Une sorte de lutte de classe qui met aux prises des individus qui viennent de toutes les classes sociales et qui se retrouvent jetés les uns contre les autres par un système qui fonctionne de manière folle. S’en sortir ? Aucune chance… Désespérant. Une métaphore de la déliquescence de la société, qui étouffe, qui angoisse. Parfaitement réussi. Comme tout ce que Richard Lange écrit.
Alain Marciano