Passionnante soirée de musiques nouvelles et inventives hier à la Maroquinerie avec les Rennais de Trunks et le Toulousain Michel Cloup. Vous avez eu peur de venir à cause de l’alerte orange sur la Région Parisienne ? Pas de souci, on vous raconte !
Alors que Paris est – fait finalement rarissime – sous le coup d’une alerte orange à la neige et au verglas, ce sont les plus courageux – ou les plus mélomanes – qui arrivent à se rendre à la Maroquinerie ce soir, pour ce qui est, pour nous, la « reprise des hostilités musicales » après un arrêt d’un mois et un jour. Il fait dire que la double affiche est alléchante, surtout pour ceux qui comme nous, en ont plus qu’assez du post-punk revivaliste à toutes les sauces, qui devient une véritable malédiction : il y a d’abord les avant-gardistes virtuoses de Trunks, suivi par le forcené et engagé Michel Cloup, deux formations qui ne courent pas sur les sentiers battus, deux autres bonnes raisons de célébrer l’excellente santé du Rock français !
20h00 : Même si, évidemment avec les conditions météo – et la concurrence de Slowdive qui fait salle pleine en même temps à la Cigale –, la Maro ne sera pas remplie, il y a suffisamment de monde, et de spectateurs enthousiastes pour que la soirée se passe bien, dans une atmosphère aussi passionnée qu’amicale. Le « supergroupe rennais » Trunks a sorti l’année dernière un bel album, we dust, quelque part entre post-rock, rock progressif, noise et free jazz, qu’ils défendront donc pendant une heure ce soir, avec brio. Car la virtuosité musicale sur scène est impressionnante : même s’il ne s’agit pas de distribuer des prix, on est bluffé par la subtilité de la batterie de Régis Boulard et par la force des interventions au saxo de Daniel Paboeuf. Les deux guitaristes – chacun d’un côté de la scène – nous tricotent des combinaisons imparables, et, dans le fond, pas très éclairée, la magnifique musicienne qu’est Laetitia Shériff fascine totalement le public, à la basse et au chant.
Après une introduction qui permet au groupe de montrer qu’il sait impeccablement monter en intensité, l’heure impartie à Trunks va leur permettre de nous offrir un set extrêmement varié, avec des morceaux oscillant entre l’abstraction la plus audacieuse et l’esprit « rock rennais » quasiment classique, avec, toujours, ces sonorités jazz apportées par Paboeuf et ces passages expérimentaux passionnants. Le son est magnifique, la complicité entre les musiciens et leur plaisir de jouer ensemble éclabousse toute la Maro, pendant ce voyage sonore impeccable.
S’il fallait regretter quelque chose, ce serait que Laetitia soit un peu en retrait, en dépit de ses plaisanteries, comme si elle manquait d’assurance malgré son charisme, et que le set ne se soit pas terminé par un retour à l’intensité du début, ce qui nous aurait bien ravis ! Mais là, c’est finalement notre ADN de rockers un peu bornés qui s’exprime, espérant toujours un paroxysme pour bien terminer un set !
… ce qui est une chose que Michel Cloup comprend bien et maîtrise : le Toulousain va nous gratifier d’un set d’une heure dix qui va peu à peu monter en puissance, et se terminer dans la violence cathartique de Lâcher prise, le bien nommé.
21h30 : Michel Cloup se produit en ce moment sur scène en format trio – avec son batteur Julien et une seconde guitariste, Manon, qui apporte un volume et une puissance rock bienvenus sur la plupart des titres, en grande partie extraits de son dernier album, Backflip au-dessus du chaos. Largement aidé de machines, Michel nous offre un set passionné – il vitupère et tempête quant à tout ce qui va mal dans notre société, avec une honnêteté, une franchise qui font plaisir – et en même temps avec une légère distanciation : en se défendant par deux fois dans son discours d’être un « professionnel », on a le sentiment qu’il n’assume pas complètement l’efficacité musicale pourtant indispensable à la transmission au public de sa (légitime) colère. L’introduction sur Brûle Brûle Brûle (« Tremble, vieil homme blanc / Tremble, jeune homme blanc ») est d’une pertinence totale, et est à même de générer un peu d’inconfort parmi un public qui a eu du mal à répondre franchement « non » à la question inaugurale de Michel : « Etes-vous partisans du vieux monde ? ». La combinaison entre électronique et instrumentation rock est parfaite, comme dans un équilibre magnifiquement instable entre modernité et classicisme.
Ce qui peut desservir Michel Cloup, c’est sa voix, pas forcément celle qu’on attend d’un artiste engagé et furieux comme lui : une voix claire, haute, juvénile, pas si loin de celle de Katerine… sauf qu’ici on n’est pas dans le registre de la plaisanterie fantaisiste. Et puis il faut s’habituer à des textes qui ne respectent pas les règles habituelles de la poésie et de la chanson : pas de rimes, pas de « pieds », seulement de longues phrases récitées ou déclamées… qui, heureusement, touchent juste.
La première partie du concert peine à générer l’enthousiasme, mais peu à peu, la musique se met en place, la puissance dégagée monte… et notre plaisir aussi. Mon ambulance est parfait d’efficacité… peut-être parce que, avouons-le, on y retrouve les traces d’une sorte de « punkitude » positive qui rappelle les riches heures du rock alternatif français. Au bout d’une heure, Michel se lance dans la pièce maîtresse du nouvel album, Lâcher prise… qui connaît un démarrage difficile avec l’ordinateur qui fait des siennes et refuse un moment de synchroniser les boucles sur la rythmique : « Perdre le contrôle ou le prendre ? », telle est la question essentielle du morceau, et finalement c’est aussi le problème quasi existentiel de la musique de Michel Cloup, car ce finale d’une dizaine de minutes formidables devrait aussi être l’occasion d’un délire furieux, d’un véritable laisser-aller « orgasmique »… qui n’adviendra pas tout à fait. N’est-ce pas là aussi une certaine caractéristique de la culture française, analytique, cérébrale, « trop intelligente pour son propre bien » ? Là où l’équivalent d’un Michel Cloup britannique ou américain aurait largué complètement les amarres pour atteindre un paroxysme émotionnel total, nous restons, nous, coincés dans une certaine « distance » par rapport aux rituels du rock’n’roll live.
Malgré ces petites réserves, voilà une soirée parfaite pour rappeler aux plus sceptiques, aux plus « traditionnels » aussi, que la musique continue chaque jour à s’inventer, en France aussi bien qu’ailleurs.
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil