Soirée expérimentale, voire radicale à la Bourse de Commerce, où Daniel Blumberg recréait en live son dérangeant Gut, après une excellente première partie qui a révélé l’étonnant Eugène Blove…
La Bourse de Commerce – Collection Pinault, ou plutôt son joli petit auditorium, n’est pas un endroit que nous fréquentons régulièrement, mais il s’y tient souvent des concerts de musique d’avant-garde, ce qui fait que, en fait, nombre de rockers qui pratiquent l’expérimentation y jouent. Ce soir, c’est notre chouchou depuis des années – depuis son terrassant premier album solo, Minus –, Daniel Blumberg qui s’y produit pour interpréter son dernier opus, le très pointu – exigeant mais magnifique – Gut, qui traite des épreuves physiques par lesquelles Daniel passe du fait d’une rare maladie intestinale.
20h10 : Alors que nous sommes bien installés dans les confortables fauteuils d’un auditorium quasiment plein – mais pas du public habituel des concerts que nous fréquentons « normalement » -, notre attention est attirée par un son de clochette venant du fond de la salle : Eugène Blove, musicien expérimental ayant précédemment œuvré dans des formations rock, entre lentement (très lentement !) en traversant le public et en agitant une petite cloche : une fois sur scène, il commence à construire des boucles en répétant une même phrase chantée, mais en variant la hauteur de sa voix, jusqu’à construire une sorte de longue symphonie vocale superbe… dont les dernières couches confinent à l’hystérie parodique. Si l’on se demande au début où il veut en venir, on est peu à peu englouti dans cette musique fascinante et… oui, passionnante !
Le morceau suivant le voit débuter seul au piano à queue (dont il joue très bien) et chantant (et il chante très bien) une sorte de petit récital qui serait plus conventionnel s’il ne s’agissait pas à nouveau de répéter les mêmes mots encore et encore. Il est alors rejoint par un quatuor (trois jeunes femmes et un jeune homme) étonnant dont le travail vocal vient compléter, s’ajouter à et enrichir l’édifice musical… alors qu’on constate peu à peu que les choristes font également un discret travail « théâtral » qui vient peu à peu tinter, puis distordre notre perception de la musique que nous entendons. Magistral, ni plus ni moins !
Le set continue dans cette veine – étonnante et remarquable dans la manière dont les concepts viennent finalement enrichir la musique – jusqu’à un dernier morceau très électrique et bruitiste (une guitare électrique sur scène !) réellement spectaculaire. A la fin, Eugène et ses complices viennent saluer un public très enthousiaste devant ce set d’une cinquantaine de minutes… Un seul mot devant cette audace et cette intelligence, ce talent : bravo !
21h20 : la scène a été complètement vidée de tout instrument, et on a installé trois micros, un ampli, un tableau de pédales et quelques dispositifs électroniques au sol. Daniel Blumberg entre discrètement dans l’obscurité alors qu’une sorte de drone gargouillant nous a longuement tenus en attente. Il est désormais très maigre – plus encore semble-t-il que lors de son passage à Paris pour Minus – et il devra plusieurs fois retenir son pantalon qui glisse. Vêtu de noir, la tête rasée, restant pendant les cinquante minutes qui suivront dans une semi-obscurité, Daniel va reconstruire totalement devant nous son impressionnant album, Gut, à partir de sons tirés d’un drôle d’harmonica électronique, d’une boite posée à même le sol qui génère des « percussions » radicales, et de ses trois micros dans lesquels il souffle, gémit, hurle, respire, etc. A la différence de l’album, néanmoins, et c’est évidemment malheureux, les parties chantées sont réduites au strict minimum, ce qui nous prive de la beauté de sa voix et de ses fragments enchantés de mélodies qui permettaient de respirer au milieu de tant de souffrance chaotique…
Bref, le spectacle offert ce soir est encore plus radical que la « musique » de l’album, et il faut reconnaître que plusieurs spectateurs quitteront la salle, ce qui est difficile à faire discrètement dans un tel contexte. On a tendance à faire le gros dos quand le tumulte organique monte en intensité, puis à tenter de surnager dans le torrent de gargouillis et gémissements qui nous emporte dans l’obscurité. La rupture radicale de KNOCK (juste la voix, nue, dans un silence absolu) nous permet de retrouver nos esprits, avant la conclusion nauséeuse de GUT, qui ne dégage pas cette fois l’impression presque positive d’un retour à la vie… mais au contraire d’un épuisement total.
Daniel disparaît sans un mot, sans un salut, sans un sourire, nous laissant seuls, accablés. Et remplis de doutes : va-t-il plus mal encore qu’à l’époque de la composition de l’album qu’il ressent le besoin de poursuivre encore plus loin sa quête d’abstraction et de douleur ?
On ressort donc de la Bourse de Commerce troublé, dubitatif, inquiet aussi, après cette expérience très extrême. Tiens bon, Daniel !
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil