Dans cette troisième autofiction familiale, Violaine Huisman nous fait découvrir les destins de son père et grand-père dans la France des Trente Glorieuses. Autocélébration d’une bourgeoisie soi-disant excentrique et cultivée, l’odeur du cigare lève surtout le cœur.
Lorsque j’étais enfant dans les années 70 et que je voulais combattre l‘ennui lors de longues attentes chez le dentiste (on ne disait pas encore orthodontiste), je lisais La semaine d’Edgard Schneider dans Jours de France. On nous racontait sur papier glacé, illustré de moultes photos, la vie mondaine du Paris de ces années-là. Le petit provincial que j’étais, pas encore transfuge de classe, ne connaissait pas grand monde des « sommités, monuments » qu’on lui montrait ainsi, hormis peut-être les stars du petit écran noir et blanc… bref c’était le « glamour moisi» des années Pompidou et Giscard… La dernière page de ce magazine financé par Marcel Dassault (qui se réjouirait de tous les canons que nous vendons ces jours-ci), nous « offrait » un dessin de Jacques Faizant, il faisait énormément rire les lecteurs bourgeois du Figaro, moi pas.
Violaine Huisman dans Les Monuments de Paris propose de nous replonger dans cet univers en nous brossant le portrait de son père Denis Huisman, intellectuel affairiste du seizième arrondissement, pour ensuite ressusciter, dans une deuxième partie, le destin de son grand-père Georges Huisman (créateur du festival de Cannes et figure politico-culturelle des années 30).
Il semble que la nouvelle tendance de l’édition germanopratine soit de publier des livres biographiques voire autofictionnels brossant le portrait de lignées familiales hors du commun. Il y eut, en 2023, le très bon Les partisans de Dominique Bona nous relatant la vie de Kessel et Druon (oncle et neveu), puis pour la dernière rentrée littéraire le passionnant Par-delà l’oubli d’Aurélien Cressely qui nous contait la vie du frère de Leon Blum, René : deux livres publiés chez Gallimard. Jamais deux sans trois avec ce roman autofictionnel de Violaine Huisman, Les monuments de Paris.
A contrario des deux premiers ouvrages cités, où on avait un attachement admiratif pour Kessel et Blum, on n’a, ici, aucune empathie – voire intérêt – pour le personnage de Denis Huisman (ni même de son père Georges), on comprend bien que ce n’est pas le cas de l’autrice (puisque c’est son père et grand-père) mais de là à en écrire un livre…
Denis Huisman fut dans les Trente Glorieuses, « à la fois un businessman et philosophe ». Il était célèbre à l’époque pour avoir écrit un manuel de philosophie que beaucoup de lycéens possédaient ainsi que des ouvrages – anti-sèches – à destination du même public (1000 citations pour l’épreuve de français). Il eut son heure de gloire quand Bernard Pivot l’invita en 1984 sur le plateau d’Apostrophes où il se fit gentiment dézinguer… la morale est sauve. Autre fait de gloire, il a créé la première école des attachés de presse : le sort de la littérature et de la culture lui doit donc énormément…
Que nous raconte l’autrice, au style au demeurant agréable (cela se laisse lire) ? Sa jeunesse de petite fille des beaux quartiers que son père (ou le chauffeur de celui-ci) venait chercher à l’école en Jaguar verte pour l’emmener déjeuner dans des restaurants étoilés, l’existence compliquée de sa mère bipolaire (entretenue par son père), les réunions familiales dans une Bretagne chic (l’Arcouest), les nombreuses maitresses de son père, les parties fines de celui-ci dans son appartement bibliothèque haussmannien (assez cool d’ailleurs) : bref, l’apanage d’une certaine bourgeoisie (dont la vie faisait donc rêver les lecteurs de Jours de France), au point que cela en devient presque risible. Pour couronner le tout, l’écrivaine nous narre la difficulté qu’elle eut à vivre la fin de vie de son père pendant la pandémie alors qu’elle était à New-York (très chic), elle y travaillait dans l’édition, et ses questionnements pour savoir où elle allait s’installer à son retour (ce fut dans les confins de la banlieue à coté de Fontainebleau), nous avons frémi avec elle.
Que le lecteur se rassure, nous sommes dans la blanche chez Gallimard et Violaine Huisman n’omet pas de citer Proust afin de rappeler qu’elle n’est pas la première à conter les troubles et tourments des mondains dépravés mais cultivés (bâillements).
La deuxième partie du roman s’intéresse à son grand-père Georges Huisman. Si son père peut être associé à un mélange de Luc Ferry et Jacques Ségala, son grand-père serait plutôt un mix de Jack Lang et André Malraux avec un zeste des rad-socs de la 3e république. Là encore, on a bien du mal à s’attacher à cet homme, et ce malgré la persécution indigne qu’il eut à subir du régime vichyssois ou son action culturelle pendant le front populaire.
Ce que l’on comprend du portrait de Georges Huisman brossé par Violaine Huisman c’est celui d’un bourgeois du seizième arrondissement ayant le bon réseau (par la famille de sa femme et sa formation), assez malin pour pouvoir accéder aux postes de pouvoir. Alors certes, il a créé le Festival de Cannes, le Palais de Chaillot, il a fréquenté, entre autres, Fernand Leger mais est-ce la valeur intrinsèque de cet homme qui a fait que… N’est-ce pas plutôt son entregent qui l’a conduit à cela ? Autant à la lecture des destinées de Kessel ou de Blum, eux aussi juifs, vous sentez le souffle et la puissance des caractères, autant dans le cas des Huisman vous sentez surtout la force de la reproduction sociale, comme l’a décrite Pierre Bourdieu. Il faut néanmoins préciser que cette traction, dans le cas de Georges Huisman, venait de sa belle-famille puisque le père de celui-ci était illettré.
Sans vouloir donner de leçon (qui sommes-nous pour le faire et comment aurions-nous réagi en 40 ?), il faut noter que Georges Huisman fit le choix de s’embarquer sur le Massilia, pour continuer la lutte hors de France en juin 40 au moment de l’armistice signée par Pétain et ne rejoignit pas Londres (car il maîtrisait mal l’anglais, écrit l’autrice). Les destins individuels tiennent aussi à un certain discernement, voire à la chance à des moments cruciaux de la vie. L’épisode de l’exode vécu par Georges Huisman est également hors sol… puisqu’il abandonne l’un de ses collaborateurs dans un château pour pouvoir faire monter à bord de sa voiture sa maîtresse, une certaine Douche de je ne sais plus quoi, duchesse ou marquise…
L’objet de Les monuments de Paris est de nous narrer les destins oubliés de Denis et Georges Huisman : est-ce peut-être à raison que leur existence fut oubliée comme le sera sans doute ce livre.
Éric ATTIC