Excellente surprise que les Frères Sun, une série qui reprend intelligemment les codes du cinéma de Hong-Kong de la grande époque, sans trop les occidentaliser, et qui finit même par nous captiver…
Depuis le retour de Hong-Kong dans les bras étouffants de maman la Chine, et la dure reprise en main qui s’en est suivie, il faut bien reconnaître que, au-delà du massacre de la liberté par les nouveaux maîtres du pays, nous avons constaté un effet secondaire regrettable sur le cinéma (au moins, celui qui nous intéresse…) : la disparition quasi-totale du cinéma de Hong-Kong, qu’il soit de polars tendus (et tordus), d’Arts Martiaux frénétiques ou de comédies loufoques. Bon, nous savons bien qu’il y a des exceptions, et que Tsui Hark réussit à poursuivre son travail dans ce nouvel environnement peu favorable, mais, dans l’ensemble, on est loin de la merveilleuse effervescence des années 90.
Avant que le PCC ne mette aussi la main sur l’île rebelle de Taïwan, c’est peut-être là-bas qu’un peu de ce cinéma populaire survit encore, tout au moins, c’est ce que l’introduction, assez magnifique, de la série Netflix les Frères Sun, nous laisse espérer : ce combat virtuose dans une cuisine ultra-moderne d’un chef pâtissier qui sait manier l’arme blanche réveille en nous de bien beaux souvenirs nostalgiques. Mais rapidement, l’action se délocalise à Los Angeles, la série étant en fait américaine et non taïwanaise, sans pour autant gâcher cet équilibre précieux entre scènes d’action et d’arts martiaux maîtrisées, goût pour la cuisine bien faite et comédie populaire…
Les Frères Sun nous raconte l’arrivée à Los Angeles de Charles Su (Justin Chien, un visage nouveau, beau comme un dieu et plutôt convaincant dans les très nombreuses scènes de baston – au moins deux par épisodes – qui émaillent la série), un tueur à la célébrité envahissante, fils du « parrain » de l’une des Triades de Taïwan, plongé dans le coma suite à une tentative d’assassinat. Charles vient protéger, suivant le code d’honneur familial, sa mère et son jeune frère, Bruce, émigrés en Californie depuis de longues années pour échapper aux perpétuelles guerres des gangs à Taipei. Mais la violence a suivi Charles et va très vite mettre à l’épreuve les convictions morales de Bruce, bien déterminé à rester un honnête (jeune) homme.
Ecrite et créée à quatre mains par un vétéran de la série TV US, Brad Falchuk (le mari de Gwyneth Paltrow, déjà impliqué dans Glee ou American Horror Story) et par un quasi débutant, Byron Wu dont on imagine bien qu’il a apporté avec lui sa « culture chinoise », les Frères Sun joue très intelligemment sur les deux tableaux : d’un côté, il y a une sorte de « classicisme » du cinéma populaire chinois, nourri de références culturelles fortes (l’importance centrale de la cuisine et de la nourriture, dont on sait combien elle n’est pas états-unienne ; le respect dû aux ainés), et de l’autre il y a la gaîté et la… superficialité de la comédie adolescente « californienne ». Il est certain que ce mariage entre « la carpe et le lapin » ne fonctionne pas toujours, et que, en dépit de l’énergie déployée, aussi bien dans le registre de la violence physique que dans celui des embrouilles adolescentes, le téléspectateur aura parfaitement le droit d’être frustré par ce mélange de fantaisie colorée et de noirceur. La véracité de la description du fonctionnement de la diaspora chinoise en Californie, et la pertinence des paradoxes d’une intégration difficile pour des Chinois, même volontaires pour « s’américaniser », aident clairement à passer sur certaines facilités d’un scénario qui ne soucie pas toujours de vraisemblance, ni dans sa partie « thriller », ni, évidemment, dans sa partie comédie.
Bref, alors qu’on reste indécis devant ce mélange de genres, survient l’épisode six, qui remet les compteurs à zéro, change radicalement notre perspective par rapport à l’histoire et aux personnages, et marque le début de la dernière partie, bien plus dramatique, sombre et même psychologiquement pertinente. En abandonnant l’esprit « fun » qui l’a caractérisée jusque là, les Frères Sun adresse la question fondamentale de son sujet, jusque-là seulement esquissée : face au déchirement profond induit par le passage d’un système de valeurs à un autre, celui qui émigre doit faire un choix. Chacun des trois personnages centraux des Frères Sun (Charles, Bruce et « Mama » Sun – une Michelle Yeoh, formidable, comme toujours, et redevenue « bankable » depuis le triomphe de Everything Everywhere All At Once…) – devra le faire, à la fin, ce choix.
Nous vous laissons découvrir ce qu’il sera…
Eric Debarnot