Avec la perfection graphique qui le caractérise, mais dans un style encore plus épuré, Taniguchi nous offrait avec ce très beau Elle s’appelait Tomoji – réédité cette année – un voyage dans le passé d’une précision et d’une justesse remarquable : une expérience émotionnelle forte, au moins pour ceux qui ne craignent pas l’aspect contemplatif d’un récit au déroulement qui est tout sauf trépidant !
Peut-être, et pour une fois, faut-il commencer ce livre par la fin, par l’interview de Taniguchi expliquant la genèse du projet de Elle s’appelait Tomoji, pour en comprendre clairement le résultat, sans doute déroutant quand on réalise que, en dépit de l’aide – exceptionnelle chez Taniguchi – d’un scénariste « extérieur », voilà un récit qui ne raconte « pas grand-chose ». Car ce que Taniguchi nous propose ici, c’est de suivre la vie d’une humble paysanne japonaise de la première moitié du XXème siècle, de sa naissance dans une famille pauvre à son mariage avec un jeune homme lui aussi peu fortuné, mais qui va lui permettre de sortir de sa condition, d’évoluer. Et ça s’arrête là… quand le choses allaient devenir intéressantes, est-on tenté de dire…
Expliquons donc que Tomoji Uchida, dans le monde réel, fut une femme exceptionnelle qui fonda un temple bouddhiste, et que la « commande » passée à Taniguchi par ce temple était de mettre en valeur la personnalité remarquable de sa fondatrice. Un travail hagiographique qui ne pouvait guère plaire au maître du « manga adulte », et qu’il va détourner de manière singulière, puisque tout ce que nous découvrons dans ces pages est imaginé (hormis bien entendu les événements extérieurs, bien réels, comme le fameux et terrible tremblement de terre qui dévasta Tokyo en 1923)… Et puisque le livre se focalise sur l’enfance, à la fois difficile (à cause des conditions matérielles de sa vie) et heureuse de Tomoji, et expédie le sujet du temple de manière plus que cavalière dans la dernière page. Bon, « c’est une autre histoire », écrit Taniguchi, ce qui pourrait laisser imaginer la possibilité « d’autres saisons à ce qui serait une série en BD », mais on n’y croit pas vraiment…
On exagère bien entendu en disant qu’il ne se passe « pas grand-chose » dans Elle s’appelait Tomoji, car les drames, voire les tragédies familiales se succèdent à un rythme soutenu – on ne serait pas loin du mélodrame, si on n’était pas plutôt du côté du cinéma de Naruse, auquel il est permis de penser. Mais la façon dont Taniguchi a choisi de raconter cette vie ordinaire en dépit des épreuves, est en dédramatisant les situations, en ne se focalisant pas sur les états d’âme, les sentiments de Tomoji et sa famille, mais en peignant la splendeur de la nature et en décrivant le travail quotidien : dans les champs, à la maison, à la cuisine, puis à l’école où elle excelle, y compris dans une « grande école » de couture, Tomoji est avant tout « ce qu’elle fait ».
La question, introduite dès le premier chapitre du livre, de l’amour – réel – et du mariage – arrangé -, est elle-même traitée avec cette pudeur, cette réserve caractéristique d’une société qui ne date que du siècle dernier, mais qui nous semble aujourd’hui totalement « étrangère », « alien »… Pourtant, pourtant, en dépit de cette neutralité extrême de la narration, de cette sorte d’inhibition culturelle qui ressemble à une chappe de plomb emprisonnant les personnages dans la tradition comme dans la structure sociale extrêmement inégalitaire de l’époque, l’émotion naît progressivement. Il ne serait pas impossible que vous vous retrouviez, comme nous, régulièrement avec une larme au coin de l’œil.
Telle est la magie du maître Tanaguchi, qui, s’il ne se renouvelait pas formellement dans ce livre (mais avons-nous envie qu’il change ?) édité pour la première fois en France en 2015, épurait encore son Art.
Eric Debarnot