Au vu des controverses cinéphiles liées à son sujet et de son dispositif radical, le Grand Prix cannois a peu de chances de fédérer. Il demeure cependant une passionnante proposition de cinéma.
La question de la représentation de l’Holocauste sur grand écran dans la fiction est indissociable de l’histoire de la critique de cinéma. Le mythique article de Rivette sur le travelling de Kapo se faisait le procureur du film de Pontecorvo sur les camps pour poser la nécessité d’une dimension éthique interne à la mise en scène. Un article dont on peut considérer Shoah, documentaire-monument traitant l’évènement sans recours à l’archive et uniquement au travers d’images contemporaines, comme l’héritier. Lanzmann se fit particulièrement critique concernant la possibilité de représenter l’Holocauste au cinéma tandis que le travelling de Kapo fut un axe central des attaques critiques hexagonales contre les films de Spielberg (La Liste de Schindler et sa scène de la douche) et de Benigni (La Vie est belle). Avant son décès, Lanzmann contribua en partie à dépassionner le débat en défendant Le Fils de Saul.
C’est donc désormais Jonathan Glazer, cinéaste rare derrière la caméra, qui a choisi de se confronter au sujet de la Solution Finale. Accueilli très favorablement par la critique internationale à Cannes, La Zone d’Intérêt a suscité sur la Croisette des réactions critiques françaises nettement plus tranchées faisant ressurgir les débats éthiques sur son sujet. Faisant partie des favoris pour la Palme, il décrocha in fine le Grand Prix pendant qu’un autre film avec Sandra Hüller (Anatomie d’une chute) obtint la récompense suprême.
Glazer affirme qu’en visitant Auschwitz il fut étonné par la proximité entre la résidence du commandant du camp Rudolf Höss et le camp de concentration. Observation qui forgera le concept d’un film très librement adapté d’un roman de Martin Amis. Point de gros vaudeville concernant les hauts dignitaires nazis comme chez l’écrivain mais un dispositif pas loin dans l’esprit du cinéma d’un Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles – en moins long et didactique, heureusement. Le film se déroule principalement dans la maison de Höss et de son épouse Hedwig, maison « collée » au camp, et dans ses environs mais l’intérieur du camp n’est pas filmé. Les situations sont celles de la vie quotidienne du couple, des enfants et du personnel de la maison. La caméra est le plus souvent fixe, la photographie sobre et on n’est pas loin de l’approche « vidéosurveillance » d’Akerman. L’horreur de ce qui se trame est évoquée à travers la métonymie et le hors champ : des éléments du cadre évocateurs de la Shoah (fumée…) se juxtaposant à la banalité du quotidien et surtout un travail très poussé sur le son. Des procédés répétitifs sur la longueur selon certains mais qui contribuent à faire éviter au film la pure théorie.
Concept de lieu mitoyen à celui de l’horreur absolue et recours au hors champ qui ont ravivé mon souvenir de Falkenau, Vision de l’Impossible, superbe documentaire dans lequel Fuller intervenait pour évoquer sa découverte comme GI de l’innommable : les dignitaires du village affirmaient alors qu’ils ne savaient pas, qu’ils ne sentaient pas la terrible odeur de mort du camp. Le score usé de façon parcimonieuse de Mica Levi participe aussi de l’évocation de l’horreur. Le film de Glazer est en revanche maladroit lorsqu’il tente de quitter les rails de son dispositif, ayant alors la main lourde (les parties en noir et blanc en forme de contrepied du récit, le raccord temporel avec le présent…). Glazer refuse toute empathie pour ses personnages mais évite cependant le plus souvent le regard surplombant et la tonalité de plomb à la Haneke. Même si il y a un peu de l’ombre de l’Autrichien dans les figures d’adolescents sadiques.
Une fois la projection finie, il est difficile de dire si le film est réussi ou non. Ne pas adhérer à son dispositif a des chances de rendre ses ratés plus criards. Il fait, ceci dit, partie à mes yeux des plus passionnantes propositions de cinéma vues à Cannes en 2023.