Après avoir subi l’assourdissement du silence, Marika Hackman tend à bout de bras un album d’une clarté feinte où concourent la maturité de son art et de ses angoisses : un quatrième disque qui vient confirmer l’assise de l’artiste sur la scène alternative britannique.
2019, un troisième disque, Any Human Friend, une nouvelle tournée, puis le retour à la maison, les bagages défaits et rangés, quelle est la suite ? Il n’y en aura pas. Le mutisme du confinement emplit les rues, l’espace et l’esprit. Doigts sur le clavier, plume à la main, rien : page blanche. Marika Hackman laisse sécher son encre et « s’épaissir la glace » selon ses propres mots, jusqu’à perdre de vue ce pour quoi elle s’accrochait si fort à la musique depuis dix ans. Elle n’écrit plus, ne compose plus, perd espoir de raviver un jour ce brasier qui lui semblait inextinguible, se demande même s’il le devrait.
Pourtant, après de longs mois passés à errer dans l’obscurité pesante du silence, une étincelle embrase cette page vierge au détour d’une ébauche : ce sont là les germes timides de Big Sigh, les premiers pas d’une quête éreintante vers un objectif encore vague, mais déjà obsessionnel. Si c’est d’un jour à l’autre que Marika Hackman a compris avoir retrouvé la bonne voie en enregistrant quelques bribes qui, enfin, sonnaient comme le début prometteur d’une œuvre nouvelle, l’écriture de ce nouvel album ne s’est pas faite sans peine. Ce n’est donc pas tant une célébration qu’un grand soulagement, l’expression de ce « grand soupir » lâché à l’idée qu’enfin, les mots, les sons et les notes s’associeraient à nouveau.
Entre temps morts et élans de créativité, les dix titres qui composent Big Sigh incarnent presque autant de paysages sonores, oscillant entre la pop travaillée de No Caffeine et la rêverie synthétique de Vitamins, jusqu’à laisser le seul guitare-voix de The Yellow Mile clôturer l’album. En apparence, la musique de Marika la confine dans une forme de douceur presque candide, mais ses mots eux ne prennent pas de détour : ils relatent dans un registre cru sa piètre estime d’elle-même et les images parfois morbides que véhicule le souvenir de relations désastreuses terminées telle une blatte coincée sur le dos (« I was a beetle on my back »). La compositrice anglaise tend ici à l’expression exhaustive de sa psyché et de ses capacités, et en mettant à l’épreuve l’ensemble de l’expérience qu’elle a acquis au cours de sa carrière, elle exhorte avec plus de pertinence que sur ses précédents albums la diversité des passions qui nourrissent son propos. De cette forme de maturité artistique émanent des titres tels Big Sigh ou Hanging qui, en équilibre entre dénuement acoustique et amplitude organique, synthétisent l’ambivalence de la narration simultanée des peurs et du soulagement extatique ici éprouvés.
Epaulée par Sam Petts-Davies (Thom Yorke, Warpaint, Puma Blue), Marika Hackman élabore une œuvre d’une simplicité sophistiquée, construite autour du piano, étendue par des synthétiseurs, occasionnellement enrichie par des cordes. La convenance de ses mélodies accrocheuses et de sa voix affirmée rend ses morceaux en apparence accessibles, mais sous l’exaltation charnelle de Slime ou l’apesanteur légère de Please Don’t Be So Kind se cache une matière viscérale, cueillie par Marika au creux de son estomac meurtri, jadis par la maladie, aujourd’hui par ses angoisses. De cette vulnérabilité, elle choisit de ne garder que les mots, du reste elle la surpasse par le contrôle méticuleux de ses arrangements. Son album n’est pas tant le discours aseptisé de tourments somme toute communs, mais le concours du doute permanent de l’humain et de son ambition.
Big Sigh est d’un dénuement désarmant, le chaos de son récit se tapit derrière l’oreille, souffle insidieusement sa violence contre une douceur faussement confortable. Le discours n’est certes pas optimiste, mais ne confine pas dans la détresse pour autant. Le grand soupir est lâché, ne reste plus qu’à respirer à nouveau.
Marion des Forts