Œuvre de l’ombre, longtemps restée confidentielle, The Buddha of Suburbia est un véritable album de Bowie, et non la BO d’un film comme il fut longtemps présenté. Il cache bien son jeu, et est le prélude annonciateur du magistral Outside.
Dans l’odyssée Bowie se cache un passager clandestin, un album sorti en catimini presque incognito dans l’ombre de Black Tie White Noise. Cet hybride de grande classe est certainement son disque le plus convaincant depuis des années à la ramasse. Passé longtemps sous silence, The Buddha of Suburbia sort enfin Bowie de l’impasse. Et si c’était simplement son meilleur disque depuis 1980 ?
Ceci n’est pas une bande originale de film de la BBC… Le disque est né à la suite d’une interview réunissant Bowie et le romancier Hanif Kureishi lors d’une tournée de presse pour Black Tie White Noise (1993). Bowie accepta de composer la musique d’une prochaine adaptation télévisée de l’ouvrage The Buddha of Suburbia. En effet natif de Brixton, il retrouvait dans le livre paru en 1990 les rites de passage adolescents du personnage Karim, ceux de sa propre jeunesse de banlieusard avide d’expériences de toutes sortes. Après avoir fait des pistes de base, Bowie développa le projet en un album complet en collaboration avec le musicien Erdal Kizilçay, son comparse des années 1980 et l’auteur du bidesque Too Dizzy, passé sans regret à la trappe des rééditions de Never Let Me Down. La collaboration atteint ici un niveau très supérieur avec ce nouvel opus concocté en duo au cœur de l’été 1993. Alors que Black Tie White Noise fut enregistré sur plusieurs mois, contribuant ainsi à un éclectisme de qualité inégale, quelques jours suffirent seulement pour Buddha of Suburbia, lui donnant ainsi une identité indiscutable.
Dix ans plus tard, Bowie confiait qu’il avait été très heureux à l’époque et fier de son travail, en parlant même comme de son album préféré : « Mon propre succès en tant qu’auteur-compositeur et interprète, je pense, dépend vraiment de savoir si je le fais avec une intégrité personnelle. Toutes mes plus grosses erreurs se produisent lorsque j’essaie de deviner ou de plaire à un public. Mon travail est toujours plus fort lorsque je suis très égoïste et que je fais simplement ce que je veux faire. Je préférerais de loin dire que j’ai fait Buddha of Suburbia. Je me sens beaucoup plus à l’aise avec cela qu’avec Never Let Me Down. » Dans les notes de la pochette, il évoque l’influence du travail de Brian Eno qu’il retrouvera par la suite pour Outside, et il compose tous les titres, preuve de son investissement sincère. On peut donc s’attendre à une belle expérience musicale.
L’enregistrement prit six jours aux Studios Mountain de Montreux en Suisse, et Mike Garson contribua aux ajouts de piano sur deux pistes depuis un studio de Californie, en quelques petites heures seulement. Six chansons et trois instrumentaux composent donc ce disque très expérimental, un mélange jazz, ambient, électro et rock. L’album se termine par une version “alternative” (vraiment ?) et redondante de la chanson titre (appelée “rock mix”), mettant en vedette Lenny Kravitz à la guitare, et il est préférable d’arrêter la lecture à la fin du neuvième titre pour garder l’harmonie de l’ensemble. The Buddha of Suburbia présente de toute évidence un sacré potentiel, avec des titres lisibles et accrocheurs d’emblée et d’autres plus complexes et déroutants. A l’écoute, on a une impression étrange d’un son bricolé, d’une ambiance éclectique et aventureuse, sans ligne directrice véritable, de lignes mélodiques franches ou éthérées.
La chanson éponyme, qui fut la seule à illustrer le film, inaugure l’album. Rien que de très classique pour un fan de Bowie qui retrouve un air de déjà entendu (oh “Zane Zane ouvre le chien” en final), et la chanson annonce certains titres de Hours. Ouverture trompeuse ! La suite plonge dans un univers étrange où l’on retrouve des réminiscences des instrumentaux de Low et “Heroes” entrecroisées d’expérimentations jazz rock et électro. Sex and the Church se rapproche de Pallas Athena à travers son rythme, son ambiance, et la voix de Bowie, déformée, répète sans cesse des mots du titre de manière robotique. L’instrumental suivant, South Horizon, est le titre préféré de Bowie : une longue intro jazzy devance une rythmique électro traversée par le piano de Garson très Aladdin Sane. The Mysteries, nouvel instrumental, plonge de nouveau dans les sonorités des faces B de Low et surtout “Heroes”… le morceau est lent, sombre et très planant. Après cette parenthèse hypnotique surgit Bleed Like A Craze, Dad qui donne la place à des guitares rock, tandis que Bowie chante une suite insensée de mots. C’est l’amorce de Strangers When We Meet que Bowie reprendra pour son prochain album Outside. La version sonne très bricolée, presque demo, mais le chant est déjà entrainant : une promotion digne de ce nom en aurait fait un tube dès 1993. Dead Against It est lui aussi un titre plaisant à écouter, sur un air de pop anodine, toujours. Quant à Untitled No.1, c’est une curiosité réussie où Bowie chante de manière très affectée et théâtrale sur une musique lancinante et exotique. Le véritable titre final de l’album est de nouveau instrumental, Ian Fish UK Heir (anagramme de Hanif Kureishi). Comme pour les autres titres, l’écoute au casque est encore plus captivante : la reprise de la ligne mélodique de Buddha of Suburbia sur des craquements de vinyle, posée sur des notes lointaines et menaçantes, envoute.
Malgré ses qualités artistiques, l’album passa sous les radars, et pour cause : The Buddha Of Suburbia subit une promotion minimaliste, présenté à tort comme la bande originale de la série de la BBC. Ainsi la pochette originale, assez hideuse, de l’album ne montre pas le visage de Bowie, et son nom est à peine visible. Dans les bacs, les fans ont souvent cru à une erreur de rangement avant de retourner le disque pour comprendre qu’il s’agissait d’un nouvel album de Bowie ! Il se plaignit d’ailleurs en 2003 n’avoir reçu « aucun soutien financier pour le marketing. Une vraie honte. » Il fallut attendre 1995 à l’occasion de la sortie aux Etats-unis pour présenter Bowie sur la pochette désormais définitive. En 2021, l’album fut remasterisé dans le coffret Brilliant Adventure de Parlophone, et connut une reconnaissance tardive. Il était temps.
Œuvre de l’ombre longtemps confidentielle, The Buddha of Suburbia cache bien son jeu, prélude annonciateur du magistral Outside. Pour de nombreux fans tombés sous le charme, c’est le temps des retrouvailles avec le vrai Bowie, un vieil ami perdu de vue depuis des lustres : il nous manquait.
Amaury de Lauzanne
Je viens de terminer la réécoute (la seconde), et le côté frustrant du projet se rappelle à mon souvenir. On sent que quelque chose bouillonne là-dedans et que Bowie se bride un peu pour ne pas « aller trop loin ». C’est l’inverse de son travers habituel et il est tout aussi frustrant, en somme. A chaque morceau ou presque on a l’envie de dire « il passe le turbo quand? » et on passe au suivant, sensiblement similaire- même si la seconde « version » (mention devrait-on dire) du morceau-titre m’a parue cette fois-ci justifiée.
Je pense que sur cet album Bowie manquait de stimulation- Kizilcay est un musicien tout à fait digne mais un peu plus d’ambition aurait permis de faire venir Eno, Fripp, de faire tourbillonner tous ces apports dans la même pièce et de voir, ensuite, éventuellement… L’inspiration c’est parfois comme ces ex qui veulent revenir dans votre vie en apprenant que vous avez quelqu’un d’autre- ça n’aime pas la sensation de vide, ça se nourrit de compétition.
Secondaire, pas négligeable.