Accablant mais sublime drame familial habillé en thriller, De grâce confirme la vitalité de la série TV française, et nous offre de longues heures de fascination émue devant tout un catalogue de déroutes intimes ou sociales.
De grâce, c’est l’histoire de la famille Leprieur : Pierre (l’immense Olivier Gourmet, essentiel, pivotal comme toujours, comme rajeuni ici avec plus de rondeurs), le chef de famille, est un pilier du syndicat des dockers du port du Havre qui se bat violemment contre la croissante intrusion du trafic de drogues passant par les containers qu’ils déchargent, ce qui lui coûte la victoire aux élections. Jean, son fils, est le riche propriétaire d’une concession de voitures américaines à la morale pour le moins flexible, en conflit permanent avec son père. Simon, son deuxième fils, est un petit dealer médiocre qui se fait arrêter par la police dans une voiture prêtée par Jean, qui se révèle une cache de sacs de cocaïne. Le scandale va ramener au Havre la fille de Pierre, Emma, avocate à Paris, qui va défendre Simon. La famille est à nouveau réunie pour affronter la tempête qui va déferler sur elle, et sur le port du Havre…
Difficile de ne pas penser à la seconde saison de la sublime série The Wire (Sur écoute) qui partait du même sujet, l’implication des dockers du port de Baltimore, et de leur syndicat, dans des trafics, en particulier celui de la drogue, et les conséquences de leur affrontement avec les criminels. Mais il s’agit là juste d’un point de départ, car De grâce va rapidement s’éloigner de tout aspect potentiellement documentaire, voire réaliste de son sujet pour nous plonger dans un univers spectral dans lequel morts comme vivants errent, hébétés, accablés par le poids de fautes terribles qu’ils ont commises, que leurs pères et mères ont commises et qu’ils ne font que répéter, et dont ils paient le prix encore et toujours.
La noirceur intégrale de De grâce est de fait quelque chose de rare, et on imagine difficilement une série US aller aussi loin dans le pessimisme. Il y a d’ailleurs, au delà de touches fantastiques et d’une scène finale improbable dont l’intérêt comme le sens sont discutables, quelque chose de la tragédie grecque dans la manière dont s’emmêlent ici les relations familiales (et amoureuses), en un nœud gordien qui ne pourra être défait et devra être tranché. Par la violence. Dans le sang.
De grâce est évidemment un thriller – genre incontournable de nos jours -, plutôt bien écrit et construit d’ailleurs, mais c’est surtout un film « atmosphérique » et l’on ne sera pas surpris de découvrir qu’il est réalisé par Vincent Maël Cardona : comme dans son étonnant les Magnétiques, il s’agit de filmer des personnages évoluant dans un état second, déchirés de temps en temps par des gestes de révolte futile, au milieu d’un environnement apparemment banal mais foncièrement hostile. C’est d’ailleurs la majesté, l’intelligence de cette mise en scène qui permet au téléspectateur de passer outre quelques maladresses du scénario, qui ne sont jamais assez graves pour compromettre notre implication aux côtés de personnages dont aucun – ou presque – n’est entièrement bon ou méchant.
Si les responsables du syndicat d’initiative du Havre, sans même parler des dockers (… qui ont d’ailleurs refusé que les scènes portuaires soient tournées « chez eux », obligeant la production à délocaliser le tournage en Belgique !), objecteront certainement à la peinture déprimante qui est faite ici de leur ville, il ne manque pas dans De grâce de scènes dénichant de la beauté, voire de la poésie, dans le paysage hostile offert par la ville ou par les plages froides. Et qui confirment, comme le commente Pierre Leprieur, que l’origine du nom du Havre est bel et bien « Havre de grâce ».
Eric Debarnot