Tous les albums de Tintin : 3. Tintin en Amérique (1932)

On peut assez objectivement qualifier Tintin en Amérique de conclusion d’une trilogie comprenant les Soviets et au Congo, tant on y retrouve les mêmes défauts qui en rendent la lecture difficile de nos jours. Reste que Hergé raffine son style et confère de l’épaisseur à ses personnages, préparant la phase suivante des aventures de son héros.

Tintin en Amérique Image
©Casterman / Hergé

Après avoir obtempéré aux directives reçues et envoyé son « petit reporter » au Congo Belge, Hergé s’attaque dans la foulée à son récit rêvé, un voyage de Tintin (et Milou qui a un rôle de plus en plus actif) aux Etats-Unis. Nos héros débarquent à Chicago, où ils vont immédiatement affronter Al Capone, qui veut punir Tintin pour son ingérence dans sa mine de diamants au Congo, mais d’autres gangsters – imaginaires ceux-ci – qui vont essayer par tous les moyens de faire disparaître l’invincible Tintin. Ces aventures aux péripéties rocambolesques vont emmener Tintin et Milou dans l’Ouest, où ils croiseront une tribu d’indiens (dans leur réserve !) à la fois hostiles et plutôt stupides, mais aussi divers hors-la-loi et personnages stéréotypés de westerns, avant de revenir vers la « civilisation », et de libérer finalement la ville de l’emprise des gangs qui y font la loi. Bien.

Tintin en Amérique couverture 1932Tintin en Amérique est clairement de la même « trempe » que les deux premières aventures créées par Hergé, enfilant à un rythme frénétique des péripéties invraisemblables, plongeant Tintin dans des périls mortels à répétition, dont il se sort par chance, par l’intervention de Deus Ex Machina complaisants, ou par des subterfuges absurdes (l’évasion de la voiture blindée après son premier enlèvement, avec une scie dont l’origine est inconnue, place d’emblée En Amérique dans la « logique » des Soviets). On peut évidemment, surtout lorsqu’on est enfant, trouver un certain plaisir dans cette accumulation insensée d’action, de suspense, de retournements de situation – finalement très « américaines » (Hergé n’aurait pas apprécié qu’on lui dise ça, certainement). Tout cela n’est pas si différent des modes de narration toujours en vigueur dans le cinéma populaire US : Tintin n’était-il pas finalement l’un des premiers superhéros du monde moderne, tombant sans encombres dans des précipices, survivant à des explosions et à des accidents de chemin de fer, s’accrochant à la façade d’un gratte-ciel pour s’enfuir ?

Mais le plus gros problème de Tintin en Amérique, dans la droite ligne des deux albums précédents, c’est bien entendu son contenu idéologique, reflétant les opinions des réactionnaires belges du Petit Vingtième et leur haine des Etats-Unis, ce que l’on ne qualifie pas encore « d’anti-américanisme » primaire mais qui en est bien. Quasiment chaque page contient un message à charge contre une société jugée inhumaine, violente, gangrénée par l’appât capitaliste du gain, où nulle morale ne résiste aux attraits du Dieu Dollar : de la police corrompue de Chicago aux usines de corned beef fabriqué à partir de cadavres de chiens et chats, en passant par l’essaimage d’une ville-champignon sur un champ de pétrole qui vient juste d’être découvert et par l’omniprésence de publicités mensongères, Hergé tape dur. Les Etats-Unis qu’il dépeint ici, basés sur sa lecture de documents violemment anti-américains, sont une sorte d’enfer sur Terre qui, s’il est à l’opposé de celui de la Russie aux mains des Soviets, fonctionne également de repoussoir pour les « bons européens » nourris de valeurs traditionnelles et catholiques qui constituent le lectorat du Petit Vingtième.

Tintin en Amérique couvertureTout n’est pas non plus à jeter dans cette conclusion d’une trilogie « politique » (même si Hergé, à travers la voix de Tintin, s’en défend) qui est de fait difficilement lisible aujourd’hui : on l’a dit, la vivacité des situations, l’imagination fertile de l’auteur quand il s’agit de plonger ses héros dans des situations horribles, et ensuite de les en sortir, concourent à un indéniable plaisir – régressif certes – de lecture. Mieux, Hergé s’est cette fois abondamment documenté avant de créer Tintin en Amérique, et le relatif réalisme des décors crée un sentiment de dépaysement excitant qui va devenir l’un des gros atouts des futurs – et infiniment meilleurs – albums de Tintin et Milou. Deux héros qui, en outre, prennent ici un peu d’épaisseur, et nous deviennent enfin attachants : ce sont-là les bases de la future œuvre – colossale, sans nul doute – d’Hergé. A noter toutefois que ces qualités sont celles de la version de 1946, celle que l’on connaît réellement aujourd’hui, et non de la version originale qui a été profondément remaniée et améliorée… (hormis sur le fait que, pour pouvoir être publié aux USA, Hergé avait dû retirer tous les personnages « noirs » accusés de véhiculer une image « multiraciale » du pays !).

Pour la prochaine étape des voyages de Tintin à travers le Monde, Hergé annonce que la Chine sera la nouvelle destination du petit reporter, en transitant néanmoins par le Moyen-Orient et l’Inde : avec les Cigares du Pharaon, et surtout le Lotus Bleu, le génie d’Hergé va commencer à se matérialiser. Mais c’est déjà une autre histoire…

PS : les lecteurs les plus attentifs auront identifié un Rastapopoulos jeune et encore mince à la table du banquet offert en page 57, en l’honneur de Tintin !

Eric Debarnot

Tintin en Amérique
Textes et dessins : Hergé
Éditeur : Casterman
62 pages dans la version, en couleurs, de 1946
126 pages dans la version, en noir et blanc, de 1932