Parfois considéré comme « un écrivain pour écrivains », Eugene Marten est de ces auteurs auréolés d’une réputation qui peut impressionner, voire intimider le lecteur. D’ores et déjà comparé aux plus grands (DeLillo, McCarthy) Marten mérite assurément d’être découvert. En aveugle, son deuxième roman traduit en français, nous en offre l’occasion.
Avant toute chose, il convient de saluer le travail de Quidam, éditeur audacieux qui, deux ans après avoir publié Ordure, nous propose un autre roman d’Eugene Marten. A nouveau traduit par Stéphane Vanderhaeghe, En aveugle est un livre singulier, une œuvre que l’on pourra juger exigeante et qui offre, c’est une certitude, une formidable expérience de lecture.
Le narrateur, un homme dont on ne sait rien ou presque, sort de prison et revient dans une ville qu’il connaît, celle où il a longtemps vécu avant son incarcération. Démuni, sans argent, ni toit, ni relation, le narrateur finit par trouver, un peu par hasard, un emploi dans une serrurerie tenue par Ibrahim, un Syrien qui accepte de l’engager malgré son manque total d’expérience. Tel est le point de départ d’une intrigue dont on comprend très vite qu’elle ne constituera pas vraiment l’intérêt du livre. Ce qui saisit, dès les premières pages du roman, c’est cette voix qui nous donne accès à une histoire qui semble se dérober en partie au lecteur. Eugene Marten, et c’est là tout le paradoxe de son écriture, décrit certaines scènes avec une précision qui sidère, tout en dissimulant ou occultant certains éléments pourtant décisifs. Autrement dit, il nous laisse souvent deviner ce qu’il a lui-même choisi de ne pas raconter. Alors que les descriptions du travail sur les serrures sont écrites avec une multitude de détails, comme si on les observait au microscope, d’autres événements autrement plus importants sont relégués « hors-champ », ou suggérés plus que racontés. En aveugle ressemble ainsi à une sorte d’immense puzzle auquel il manquerait des pièces pourtant essentielles. Si l’on reste focalisé sur ces trous, alors l’image n’a aucun sens. Mais si, à l’inverse, on prend de la hauteur et que l’on adopte une vision d’ensemble, alors on parviendra sans doute à reconstituer les pièces manquantes. Eugene Marten garde donc des morceaux du puzzle dans sa manche, il en révèle certains progressivement et le lecteur doit avancer un peu à tâtons dans cette histoire d’abord très lente, mais qui accélère progressivement dans sa deuxième partie.
S’il ne se passe rien ou presque dans le premier tiers du roman, on est pourtant vite happé par cette écriture si singulière. D’autant que Marten compose aussi un tableau très noir des États-Unis. Le narrateur évolue notamment dans des lieux où règne une misère effrayante et l’amateur de romans noirs pourra retrouver dans le début d’En aveugle une atmosphère qui rappelle à bien des égards celle des polars les plus désespérés : rues crasseuses où errent des silhouettes indistinctes et menaçantes, hôtels miteux où pullulent les cafards… On est loin des clichés du rêve américain et le choix de Marten de ne jamais nommer cette ville nous conforte dans l’idée que ce décor pourrait être celui de n’importe quelle grande ville américaine. En aveugle peut donc être lu comme un vrai roman noir et, sans trop en révéler sur une intrigue qui réserve quelques surprises, le roman emprunte à l’évidence à l’esthétique du polar. Cette source d’inspiration nourrit d’ailleurs aussi le récit qui accélère progressivement dans la deuxième moitié du roman. Mais impossible d’en dire plus tant le plaisir procuré par En aveugle provient aussi de ces bifurcations inattendues prises par le récit.
En aveugle balance donc entre étrangeté, mystère, souci du détail et impose Eugene Marten comme l’une des voix plus originales du roman américain contemporain.
Grégory Seyer
En aveugle