On savait qu’Eshkol Nevo était un écrivain brillant, capable de maîtriser parfaitement les histoires qu’il raconte, quand bien même elles seraient simples. Turbulences en apporte encore la preuve. 3 histoires qui fouillent l’âme, les sentiments, et qui nous emmènent avec elles.
Turbulences est composé de trois longues nouvelles, courts romans, La route de la mort, Histoire de famille et Un homme pénètre dans un verger. trois histoires qui peuvent se lire indépendamment les unes des autres, même si Eshkol Nevo les relie d’une manière subtile et surprenante ; elles sont en quelque sorte enchâssées les unes dans les autres, comme des poupées russes : le personnage central de la première fait une apparition dans la seconde et dans la troisième et celui de la seconde nouvelle fait aussi un passage dans la troisième. Liées, ces histoires le sont aussi par leur thème, ou peut-être leurs thèmes au pluriel, les rapports entre hommes et femmes, les relations entre parents et enfants, l’amour, la mort, la culpabilité… Des thèmes universels, atemporels, qu’Eshkol Nevo a déjà abordé et aborde de nouveau avec un naturel et une maestria incroyable. Avec cette capacité qu’on lui connaît de décortiquer la psychologie de ses personnages. Ce n’est certes plus une surprise, après tous ces romans, mais c’est toujours bluffant. Roman après roman, Eshkol Nevo démontre qu’il est un écrivain remarquable.
Turbulences est construit comme plusieurs des précédents romans d’Eshkol Nevo, Trois Étages (2018) ou de Neuland (2014), dans lesquels les histoires sont racontées par un personnage central – Omri, Acher et Hali. Omri, dans La route de la mort, Omri, père d’une petite fille et récemment divorcé, rencontre Mor et en tombe amoureux. Ce qui n’est pas forcément une bonne idée puisque Mor est en pleine lune de miel, mariée à un homme qui est psychologiquement au bord du gouffre. Mais voilà, ce mari fragile, insupportable, meurt pendant le voyage de noce. Mort suspecte, comme l’amour que Mor semble éprouver pour Omri. Omri peut-il la croire, où n’est-elle qu’une manipulatrice perverse. L’histoire est incroyablement prenante, un suspense digne des meilleurs films d’Hitchcock avec un dénouement qu’aurait probablement aussi adopté le cinéaste anglais. Suspense également, ambiance thriller aussi, pour Histoire de famille dont le personnage principal est Acher Caro, père de deux enfants, qui vient de perdre sa femme et qui s’éprend de Liat, une des internes en résidence à l’hôpital où il exerce, qu’il surveille, protège sans jamais le dire. Comme un père… mais il y a peu de cet amour paternel à du harcèlement. Liat porte plainte. À lire ce que Acher écrit, on pense qu’elle a tort. Est-il vraiment sincère ? Peut-on le croire ? Le dénouement est moins étonnant que dans La route de la mort, mais cela n’enlève rien à la force de l’histoire. Omri et Acher, donc, font une apparition dans Un homme pénètre dans un verger, qui raconte la disparition de Offer un jour où il se promène avec Hali, son épouse. C’est Hali qui raconte l’histoire, la douleur de la perte, la recherche (alors que la police a depuis longtemps arrêté de chercher Offer), l’espoir qui dure, qui dure et puis s’étiole et disparaît. Il arrive un jour où la disparition est admise, acceptée…
Ces histoires sont à la fois simples et complexes, incroyablement denses. Eshkol Nevo est capable de mettre en une centaine de pages, bien plus que d’autres en 2 ou 3 fois plus. Il maîtrise aussi parfaitement sa narration. Avec lui, on ne saute pas au paragraphe d’après pour savoir si, oui ou non, il a appuyé sur la gâchette ! Non, on le suit phrase à phrase, mot à mot, même quand ces phrases parlent de choses banales – « On entre à pied, et si quelqu’un surgit à vélo on se range sur le bas-côté ». On se réjouit de chacun de ses mots, chacune de ses phrases. Oui, Eshkol Nevo est un écrivain extraordinairement brillant. Il ne se regarde pas écrire. Il s’efface derrière son propos. Il a cette capacité à faire monter des émotions intenses avec une écriture simple, sans effet de manche, sans mots compliqués ou phrases sophistiquées. La manière dont il raconte, en quelques phrases, une poignée de paragraphes, les derniers jours et la mort de Niva – la femme d’Acher dans la seconde histoire – est l’un des moments les plus forts du roman. Irrésistible : impossible de ne pas avoir les larmes aux yeux. Impossible de ne pas pleurer non plus quand Hali découvre la raison de la disparition d’Offer à la fin de la troisième nouvelle. Et impossible de ne pas voir Mor avec les yeux d’Omri dans le premier volet du roman, et de ne pas céder à ses boucles si douces. Tout ce qui se passe dans ces histoires est un bonheur, le bien comme le mal, le gai comme le triste. Un bonheur dont on ne peut pas se priver.
Alain Marciano